Un voyage de classe inoubliable
vers les îles du peut-être
Deux enseignants de l’école Steiner Waldorf de la Mhotte, dans l’Allier, font le pari d’emmener une classe d’adolescents de 15-16 ans dans un voyage itinérant tous les deux ans. Pour la troisième édition de cette expérience, ils sont partis pour les îles Féroé, un petit archipel indépendant, situé à équidistance entre l’Ecosse et l’Islande. Un voyage inoubliable qui a permis aux élèves de se mesurer à eux-mêmes, de grandir intérieurement, et de réaliser qu’ils peuvent être les acteurs de leur propre vie. Un apprentissage essentiel pour les jeunes d’aujourd’hui, qui expriment de plus en plus souvent leur sentiment d’impuissance face à une réalité qu’ils ressentent comme menaçante. Récit de Léo Strac, professeur d’histoire et accompagnateur de l’aventure.
« Au loin, perdu dans les scintillements de vif-argent de l’Océan, se trouve un petit pays solitaire, couleur de plomb. Un minuscule archipel, posé sur la vaste mer comme un grain de sable sur un parquet de danse. Et pourtant, regardé à la loupe, ce grain de sable contient un véritable monde, avec des montagnes et des vallées, des détroits, des fjords et des maisons peuplées de petits êtres. »
William Heinesen (1900-1901)
Les 16 élèves de la 9/10è classe de l’École de la Mhotte (Allier) et moi-même (Léo Strac), ainsi qu’Adélaïde Désilles, cotutrice de la grande classe, et Anne Martin-Raimbault, intervenante à l’École, avons entrepris une expédition d’un mois dans le nord de l’Europe, en février-mars 2023. Le point d’orgue de ce voyage a été un séjour de dix jours sur les Îles Féroé, archipel de 18 îles situé dans l’Atlantique nord, à égale distance entre l’Écosse et l’Islande, une minuscule nation semi-autonome de cinquante mille habitants environ. En voici le récit aux allures de conte !
Fidèles à notre idée d’offrir aux jeunes, une fois dans leur scolarité, la possibilité de se rendre dans un espace sauvage en marge de la civilisation européenne, nous avons pu une nouvelle fois expérimenter la vie nomade en tipi, dans des conditions climatiques exigeantes. Ces expéditions, inspirées d’explorateurs comme Jean Malaurie, qui vient de nous quitter à l’âge de 101 ans, visent à partir à la rencontre de la terre et des hommes qui l’habitent. Elles font partie d’un projet plus large d’école itinérante et sont une manière d’approfondir différents apprentissages et savoirs en chemin. Elles veulent aussi offrir aux jeunes la possibilité de se rencontrer eux-mêmes différemment. C’est la troisième fois que nous organisions un tel périple, après les Îles Canaries en 2019 et la Laponie suédoise en 2021.
Cette année, en plus de la nature grandiose, la rencontre avec les hommes a été particulièrement exceptionnelle.
Hambourg et le Danemark
La première semaine du voyage a été un séjour à la Christophorus Schule de Hambourg, une école Waldorf qui accueille des enfants et jeunes en difficulté, et dont les élèves et professeurs des grandes classes avaient réalisé un grand chantier pédagogique de construction dans notre École l’année précédente. Plusieurs collègues professeurs et administrateurs se sont d’ailleurs joints à notre groupe pour cette première partie du voyage et resserrer les liens entre nos deux écoles. Les ateliers (bois, forge, cuisine, métallerie, couture…) y sont particulièrement développés. Certains de nos élèves ont eu la chance de pouvoir participer à la fabrication sur mesure de deux chariots de randonnée. Jens, le professeur de métallerie, avait conçu en amont des prototypes de chariots très légers, étanches et s’adaptant au terrain accidenté que nous allions rencontrer aux Féroé. Ces chariots sont venus compléter le matériel existant.
La matinée était consacrée au cours sur la préhistoire qui accompagne toujours l’itinérance de 9/10è classe. Venait ensuite un moment de chant et de danse avec les grands élèves de l’école Christophorus. De nombreuses activités en commun étaient organisées l’après-midi, un temps fort a été la visite du port de Hambourg, un des plus grands au monde.
L’avant-dernier jour passé à Hambourg fut pour moi le meilleur. On a fait la visite du port de Hambourg, qui est le troisième plus grand d’Europe. La visite de ce port n’est normalement pas une activité proposée, ce fut donc un énorme privilège qu’on eut de le visiter. Celui qui nous présenta cette énorme infrastructure était un de ses grands patrons. Vue du haut, on pourrait comparer ce port à une fourmilière géante en mouvement constant, chaque machine telle une fourmi, est un rouage de cette gigantesque jungle de métal. Autant par rapport aux fourmis nous sommes immenses, autant sous ces grues innombrables, nous nous sentons invisibles. Cette entreprise est en effervescence 360 jours par an. Des navires accostant et repartant, le ballet incessant des conteneurs, le grincement permanent des machines, chaque geste est calculé et contribue à l’économie mondiale.
Extrait d’un journal d’élève
Avec le formidable cadeau des chariots, nous avons ensuite pris le train pour le Danemark et c’est avec quatre chariots et trois tipis que nous avons commencé la véritable aventure, en sillonnant les collines danoises et les côtes de la Baltique, dans le parc naturel de Mols Bjerge, à l’est de la ville de Aarhus, sur la péninsule du Jutland, durant une semaine.
Là, nous avons pu expérimenter une vie de campement presque idéale : feux de camp, baignades, rencontre de la faune sauvage, notamment de phoques, mais aussi nos premières épreuves : chariots à tirer, brume, froid, humidité, tempête. Ce chapitre se clôt par l’hospitalité d’un couple de Danois qui nous accueille dans sa maison pour nous protéger des vents violents, la veille de notre départ pour les Îles Féroé.
Le réveil a été léger et facile et pendant que Nele et Raphaël dormaient encore, je suis allée marcher un peu sur la plage. Ici, tout se mêle et s’enchevêtre. La mer et son odeur salée teintée de notes d’algues et de coquillages, le ciel gris et l’air froid, l’herbe sèche et craquante, la plage de sable et de cailloux, c’est une infinité d’éléments du paysage, de l’ambiance, qui s’emboîtent et s’emmêlent pour ne faire qu’un, donner cette atmosphère et cette ambiance unique. L’île en face du camp et qui d’un certain endroit est pareil à un géant allongé, a un goût d’aventure, d’inconnue, une odeur d’exploration. Les arbres chétifs et les hautes herbes jaunes se découpent sur les nuages gris comme enfumés, ce contraste est parfait, sublime. Après le déjeuner, Lauren a eu l’idée que nous fassions un sauna, idée immédiatement approuvée par tous. Nous avons donc monté un poêle dans le petit tipi, enfilé nos maillots et sommes entrés dans notre sauna improvisé. La chaleur était tellement bienvenue, c’était agréable de la sentir imprégner notre corps, le chauffer en profondeur. Puis, quand nous étions prêts et par petits groupes, nous nous sommes jetés en courant et en hurlant dans la mer glacée. Nos corps étaient instantanément saisis, attrapés par les griffes de cette eau hivernale et mordante. Subtilisés par le froid, dérobés par l’eau. Nous sommes retournés dans le sauna puis pour certains dans la mer. Le sentiment de chaleur intense, même dehors et en maillot de bain, perdurait. Nous avons fait notre toilette puis nous nous sommes habillés et réchauffés. Nous sommes ensuite partis pour une balade sur la presqu’île où se trouvent les ruines de Kalo. Nous avons vu des phoques, ce sentiment était incroyable et excitant, libre. Nous sommes montés à la ruine, depuis laquelle la vue était époustouflante. Ciel et mer se mêlaient dans les gris, l’herbe rase, témoin du vent, ajoutait une certaine rusticité à ce paysage. C’est là que j’ai enfin réalisé où j’étais, c’est-à-dire en voyage au Danemark, et pas en France. Sur le chemin du retour, nous sommes passés aux toilettes où nous avons passé 3h à attendre tout le monde, puis sommes rentrés au camp. Ce jour-là, j’avais un grand besoin de quelque chose de doux, de calfeutré, de chaud. J’ai donc dormi dans le tipi. Journée incroyable et bien remplie.
Extrait d’un journal d’élève
Ces deux semaines sont une partie importante de l’histoire globale mais nous avons choisi de les résumer pour nous concentrer sur le récit des aventures sur les îles Féroé.
Traversée en direction d’îles mythiques
Nous sommes à bord du ferry Norrona en direction des Îles Féroé pour deux jours de navigation. Nous nous déplaçons à travers l’Atlantique nord vers de lointaines îles en bordure du monde arctique. Cette traversée longtemps fantasmée par les élèves arrive enfin.
A bord du bateau nous remarquons rapidement un marin imposant, à la voix forte et au rire sonore qui écrit et dessine souvent dans son journal. Dès le premier regard, Peter nous fascine. Habitant des Îles Féroé, il va devenir notre ami et nous donner une clef pour ouvrir la porte des secrets de son pays. Il est aussi le personnage, nous le réaliserons plus tard, qui fait basculer notre aventure dans la dimension du conte. Dimension très présente aux Féroé comme nous le verrons dans la suite du récit.
Après deux nuits sur le bateau, nous patientons une dizaine d’heures de plus que prévu, en vue des îles. Une forte tempête balaye l’archipel avec des pointes à 180 km/h et le ferry ne peut accoster. Durant cet intervalle, Peter téléphone à son ami Claus, professeur de français à la retraite et marin. Lors du débarquement, le vent est encore fort. Claus et Peter nous accueillent sur le quai.
Tous deux nous regardent, amusés. Seize adolescents et deux professeurs, lourdement chargés. Ils apprennent que nous possédons tout pour vivre en autonomie : 3 tipis lapons, 2 poêles à bois nomades pour la cuisine, 3 grosses casseroles, une hache, une scie… Eux aussi rentrent dans une autre dimension en nous voyant débarquer. Ils flairent une histoire peu commune. En cette saison, il y a très peu de voyageurs, et surtout pas des randonneurs ni des campeurs. Alors là, une classe d’adolescents en expédition !
Cet accueil n’était pas prévu et c’est déjà très précieux, nous n’entrons pas comme des inconnus. Nous sommes sous la garde de personnages. Les éléments de l’histoire se mettent déjà en place. Nous sentons que Claus et Peter vont jouer un rôle important. Leurs cœurs se sont ouverts à nous. Ils réfléchissent à ce qu’ils pourraient faire pour nous introduire dans la vie de leur pays et nous prenons rendez-vous pour dans quelques jours.
Lorsque nous étions sur le bateau, nous avons fait la rencontre d’un vieux loup de mer. Un homme à la carrure très imposante. Il ne devait pas faire loin de deux mètres, avec un gros ventre et deux énormes mains sur lesquelles on pouvait percevoir de longues années de travail. Nous lui avons exposé nos projets sur les îles et il nous a tout de suite parlé d’un vieil ami à lui qui parlait le français. A peine débarqué au port de la capitale, le loup de mer et son ami nous ont fait un accueil chaleureux sur leurs îles qu’ils chérissent tant. En trois jours à peine, ils ont fait en sorte de nous concocter toutes sortes d’activités pour nous donner l’occasion de comprendre et de connaître leur « chez eux ». Des visites officielles et d’autres un peu moins ont ponctué cette journée pleine de surprises. La capitale est une petite ville pittoresque aux maisons de toutes les couleurs qui me donnent l’impression d’être dans un Monet.
Extrait d’un journal d’élève
Le bus local nous emmène sur l’île de Vagar, au camping du Giljanes hostel, non loin du village de Sandavagur. Nous apprécions de voir ses quelques maisons colorées et sa petite église au milieu d’un décor austère et grandiose. Nous nous trouvons au creux d’un fjord au fond duquel on aperçoit un immense rocher. Aux alentours, on voit des monts couverts d’herbe brune, de rochers noirs et parcourus de cascades.
Le gérant de l’hostel est lui aussi très curieux. Il connaît notre projet car j’ai dû le convaincre de bien vouloir nous laisser installer nos tipis en cette saison. Lorsqu’au téléphone, comme la plupart des interlocuteurs féroïens, il me dit qu’on ne campe jamais en hiver aux Îles Féroé, je lui ai expliqué que nous étions en expédition et que nous démonterions les tipis et nous abriterions à l’intérieur en cas de tempête. Il n’empêche, de nous voir réaliser cela, il est lui aussi très amusé et nous dit que nous allons être rapidement connus sur les îles. Il aime beaucoup rencontrer les élèves qui ne sont pas penchés sur leur téléphone mais qui jouent ou écrivent, lèvent la tête quand il rentre dans la cuisine-salon de l’hostel. Il faut dire que nous y sommes bien, les grandes baies vitrées donnant directement sur le fjord.
La découverte de l’esprit des lieux
À partir du confort relatif de notre camp de base, nous nous aventurons sur l’île de Vagar et commençons à nous imprégner de l’esprit des lieux, cette alliance subtile entre la forme des roches, la présence de l’océan, des fjords, la flore, la faune et la culture du peuple qui habite cet archipel.
Comme les élèves ont pu l’étudier lors d’une période interdisciplinaire de trois semaines sur le nord-ouest de l’Europe et l’Arctique, durant des milliers d’années l’archipel a été couvert par les glaces. Puis, après la fonte, très longtemps ces îles sont restées sauvages, vierges de toute présence humaine. Ce n’est qu’au début du Moyen-Âge, on ne sait comment, que des ermites irlandais y sont venus se retirer. Ils ont été suivis par des norvégiens en quête d’un nouveau monde à habiter, refusant de se soumettre à l’autorité d’un roi. Les hommes ont apporté avec eux les précieux moutons pour leur permettre de survivre sur ces rochers sans arbres. Ils ont utilisé la tourbe et le gazon pour construire leurs maisons et se protéger des vents. Il semble que depuis ces origines un amour profond lie ce peuple à son asile. Les Féroïens nous disent tous à quel point ils aiment leurs îles, leur beauté. Magnifiques herbages, eaux limpides, oiseaux, rochers majestueux, neiges sur les sommets, lumières boréales…
Mais les éléments peuvent aussi être impitoyables et le temps est toujours très incertain. Ce sont les Îles des tempêtes, les « Îles du peut-être ». Des vents extrêmement violents se déchaînent plusieurs fois par an stoppant toute activité. L’océan est immense et engloutit sa part d’êtres humains. Les falaises noires sont dangereuses, leur beauté peut devenir menaçante. La brume peut boucher la vue pendant deux semaines consécutives.
Les créatures mi-humaines, mi-marines, les géants et les sorcières, sont présents partout. Ces êtres peuplaient l’imaginaire. Aujourd’hui, des artistes en ont fait des sculptures qu’on découvre sur le lieu d’origine de chaque légende. Cheminer sur les îles, c’est aussi ouvrir un livre.
Ainsi, pendant trois jours, les lourds sacs et l’encombrant matériel posés au camping, nous nous nourrissons, en arpentant l’île de Vagar, de toutes ces découvertes. Nous sommes absolument seuls, personne ne vient nous divertir dans nos contemplations. Une randonnée très exigeante d’environ 30 km nous fait prendre la mesure des difficultés que représente le fait de se déplacer à travers les montagnes.
Au coeur de la société féroïenne
Après ce temps de découvertes, nous sommes prêts à partir pour notre itinérance inter-villages. Mais d’abord une escale inattendue dans la capitale des Féroé. Claus nous a préparé des surprises.
Tórshavn est une sorte d’oasis au milieu de l’immensité de l’océan et des montagnes désertes. Tout y parait très précieux. Les rares arbres, les jardins miniatures, le port pittoresque qui relie au monde, les petites maisons chaleureuses. C’est comme si les hommes avaient dû produire et préserver autant de chaleur humaine qu’il y a d’austérité et d’immensité alentour. Et cette chaleur, ils l’ont mise dans le soin apporté à leur société. Bizarrement, si loin de tout on a une sensation d’être chez soi, impression qui se perd dans nos villes modernes.
Tórshavn et les îles, c’est aussi surtout un monde d’enfance. Claus et Peter passent leur temps à nous raconter toutes les bêtises qu’ils faisaient sur le vieux port. Tout est là pour vivre une enfance enchantée : tout est à dimension enfantine. Petits bateaux, petits jardins, petites églises… on a l’impression d’entrer dans un conte. Claus et Peter connaissent et saluent tout le monde.
Puis, on a mangé à côté du port. Quand je l’ai regardé j’ai vu un vieux bateau et mon imagination est partie. Des vikings ou d’autres aventuriers voyageaient sur la mer pour pêcher ou faire du commerce. Peut-être y avait-il des vents terribles ou des tempêtes qui les poussaient vers d’autres îles ? J’ai pensé aux hommes il y a très longtemps qui ont vu les mêmes paysages, qui ont emprunté les mêmes chemins, avec tellement moins de technologie que nous. Cela m’émerveille.
Extrait d’un journal d’élève
Claus et Peter guident notre convoi vers l’hôtel de ville. Nous avons le droit à une réception et une présentation de la capitale, de son histoire et de ses projets. Le conseiller municipal qui nous fait la présentation est un ancien élève de Peter. Ce qui frappe, c’est son enthousiasme à nous présenter son pays. Nous sommes tellement heureux pour les élèves qui se sentent accueillis, reconnus, entourés, après les nombreuses épreuves que nous avons déjà vécues.
Nous nous dirigeons ensuite vers le parlement féroïen, accueillis par Hanna Jensen, député et consul de France.
Le piège du conte
L’entrée dans un monde d’histoires ne se fait pas sans les épreuves qui vont avec. Au moment où j’entre dans le parlement, je m’aperçois que je n’ai plus l’enveloppe contenant la caisse de voyage. Quelques milliers d’euros. Hanna nous salue en percevant tout de suite que quelque chose ne va pas. C’est la façon dont nous nous rencontrons ! Je lui demande de continuer la visite et essaye de rassurer les élèves. Ma collègue refait tout le chemin parcouru à l’envers, espérant retrouver l’enveloppe.
Malgré la tension, la visite est formidable : Hanna nous plonge dans la vie du parlement de ce minuscule État, fier de son autonomie. Une des premières républiques en Europe avec l’Islande. Le moment le plus drôle à posteriori est lorsque Hanna nous fait pénétrer dans la salle de la commission finances dans laquelle elle siège. Elle nous explique comment, par exemple, des associations qui ont des difficultés financières peuvent venir exposer leurs problèmes…
Au retour d’Adélaïde, pas d’enveloppe. Hanna prévient la police et envoie un message sur les réseaux sociaux pour prévenir la population des Îles. « Normalement l’enveloppe devrait être rapportée » nous dit-elle, « ici le vol n’existe pratiquement pas ». Très vite cet événement va faire la une du journal local, et une récompense est promise pour qui rapportera l’enveloppe.
Nous continuons tout de même notre visite protocolaire en pays féroïen avec le quartier de Thinganes. Ce quartier historique, fait de maisons rouges aux toits d’herbe, abrite maintenant les bureaux de divers ministères. Il est bâti autour du rocher sur lequel le premier « thing » viking se rassemblait. A cette époque, chaque année, l’ensemble des hommes des Îles y décidait de la destinée de leur pays. Claus nous fait aussi entrer dans les cales d’un ancien bateau de pêche en haute mer, voilier qu’il a lui-même emprunté pour naviguer jusqu’en Islande. C’est l’occasion d’entendre des histoires de marins. Enfin, il nous ouvre les portes d’un lycée nouvellement construit dans lequel nous allons passer la nuit.
Le soir, nous refaisons nos calculs et nous décidons qu’il faut tout de même continuer le voyage comme prévu, pour ne pas arrêter brusquement cette expérience de vie pour les élèves, quitte à trouver une solution plus tard. Pourtant l’angoisse est forte et nous doutons sérieusement de notre bonne étoile.
Hanna nous fait part de la situation le lendemain. Son message a été partagé plus de 300 fois sur son compte facebook, tout le pays est au courant. Elle nous propose dans un premier temps de mobiliser différents acteurs pour que nous n’ayons rien à dépenser et puissions continuer notre programme. Hanna se porte garante pour que les dépenses (supermarché, tickets de bus) soient avancées et anticipe les étapes suivantes pour couvrir toutes les dépenses de la même manière.
Le soutien d’Hanna nous redonne espoir et c’est déjà tellement fort de sentir qu’il n’y a aucun jugement de sa part alors que nous sommes honteux d’avoir fait une bêtise si stupide. Elle souhaite simplement nous aider à résoudre notre problème qu’elle a pris à cœur comme la plupart des habitants, et nous allons vite le découvrir.
Nous arrivons maintenant à la partie itinérante de notre séjour aux Îles Féroé. Un périple de village en village. Déplacer son camp chaque jour. Marcher en portant tout le matériel. Les campings étant tous fermés, nous avons la chance d’être soutenus par Christine depuis quelques mois. Elle travaille pour un des villages que nous allons traverser, Fuglafjordur, et a répondu à notre demande de soutien logistique pour notre expédition. Elle a parfaitement compris notre projet et nous a aidé à trouver des zones dans lesquelles nous pouvons camper mais aussi trouver un abri sommaire en cas de tempête. Nous avons aussi organisé une rencontre avec le lycée de son village.
Le bus nous mène de Tórshavn, et à travers un long tunnel, sur l’île de Streimoy à Selatrad, hameau au sud de l’île d’Esturoy dans lequel se trouve un camp scout. Esturoy est l’une des deux principales îles de l’archipel. Notre plan est de remonter en quelques jours vers le nord de l’île et le point culminant des Féroé, avec comme espérance de trouver la neige sur les sommets, et peut-être des aurores boréales.
Notre épopée
C’est au moment où nous avons gravi notre premier mont avec les chariots que j’ai réalisé que si on œuvrait au collectif on se sentait mieux, avec les autres et surtout avec soi-même. A ce moment précis j’ai recommencé à aimer le groupe et à croire en ce que l’on était en train de réaliser.
Extrait d’un journal d’élève
Cette itinérance intervillages représente un défi énorme pour le groupe. Chaque étape nous fait traverser des zones montagneuses pour rejoindre un autre village. Sur une grande partie du parcours, il sera impossible de faire rouler nos chariots. En effet, il n’y a en général pas de chemins mais uniquement quelques cairns (monticule de pierres) qui aident à se repérer. Nous devrons donc, en plus de nos lourds sacs individuels, porter les chariots avec tout le matériel. Certains élèves, connaissant la difficulté du terrain, pensent que c’est impossible. Nous arrivons tout de même à entraîner le groupe.
La première étape est la plus dure puisqu’il y a deux passages montagneux à traverser. Heureusement, le premier est parcouru sans les chariots car un villageois de Selatrad nous propose de les apporter de l’autre côté des montagnes avec sa voiture. Après déjà quatre heures de marche intense sans les chariots, nous attaquons vers 17h la deuxième difficulté. Les élèves qui se sentent le plus capables laissent leur sac de randonnée au pied de la montagne pour porter les chariots. Ils redescendent ensuite pour remonter une deuxième fois uniquement avec leur sac. Cette technique est répétée sur la longue ascension.
Nous avançons plutôt efficacement au prix d’une énorme débauche d’énergie jusqu’à une pente très raide que nous devons prendre de biais. La nuit est tombée depuis déjà quelques heures et pendant un certain temps, nous sommes comme vaincus par la montagne. Des groupes sont épars et souvent bloqués sur la pente car les chariots basculent à chaque pas. C’est dans cet instant d’épreuve intense que de magnifiques aurores boréales apparaissent. Des cris d’enthousiasme retentissent dans la montagne. Nous oublions la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons. Puis nous reprenons… Petit à petit, nous grignotons des morceaux de pentes, transportons un peu plus loin une partie du matériel détaché des chariots. Tous les élèves ont pu témoigner qu’à un moment ils avaient lâché tout raisonnement et toute tension car il fallait, de toute manière, continuer à répéter les efforts pour avancer. Il n’y avait rien d’autre à faire. Certains élèves trouvent une force insoupçonnée en eux et font un nombre incalculable d’allers-retours pour aider ceux qui sont plus en difficulté.
Après la traversée d’un long plateau rocheux, la descente est elle aussi interminable, mais elle a déjà un goût de victoire. Et nous nous amusons à conduire les chariots comme des luges sur la pente glissante. Certaines s’amusent tellement qu’une fois leur chariot mené en bas, elles remontent tout de suite pour en conduire un autre. Chacun perçoit le courage et la force de l’autre, particulièrement les membres de l’équipage qui portent le même chariot. Cette traversée épique de 3,5 km seulement nous aura pris à peu près 7 heures. Pour la journée en elle-même, partis à midi, nous arrivons vers 2 heures du matin, heureux, dans le village de Fuglafjordur, nous avons parcouru environ 15 km.
Au bout d’une longue lutte contre l’épuisement, j’ai finalement « vaincu » la côte. Vaincu est une façon de parler car je me suis littéralement effondrée, en larmes, dans les bras de Lauren. Plusieurs personnes nous ont rejointes et ce moment de détente, de rires, de larmes et de solidarité a ressourcé et apporté joie et énergie. Se lâcher, se détendre, s’abandonner. Se poser, s’ouvrir, s’offrir. Je suis repartie bien, heureuse et confiante, pleine de vitalité. J’ai continué l’ascension avec un chariot en plus de mon sac et la nuit et l’adrénaline me donnaient force et courage. Les aurores boréales comme venues exprès pour nous motiver étaient sublimes et nous faisaient repartir quand nous flanchions. Les observer me ressourçait et me faisait me sentir aidée, poussée. J’avais d’abord pris un chariot avec Raphaël mais, au milieu de la pente, je suis redescendue aider ceux qui étaient derrière. Durant cette montée, je n’ai pas compté les allers-retours que j’ai faits pour aider les uns et les autres mais à la fin, je me sentais fière de mon corps, heureuse d’avoir pu donner un peu de ma force aux personnes éreintées et presque plus pleine d’énergie qu’au début. Ce sentiment était grisant, incroyable. J’aime marcher la nuit. Cette fraîcheur et cette douceur m’apaisent, m’emplissent de vie et d’envie d’aller de l’avant. Une fois notre mission accomplie, c’est-à-dire toutes les affaires acheminées en haut de la côte, la descente nous attendait. Cette descente, je l’ai dévalée avec avidité et rage. Cette rage n’était pas une rage colérique, énervée, mais une rage de combattre, une rage d’y arriver, une rage saine. Les filles responsables du chariot avec moi étaient remontées aider les autres personnes. Cette descente je l’ai aimée, j’ai couru avec hargne et tout en bas, tous ensemble, nous avons parcouru les quelques kilomètres restants avec énergie.
Extrait d’un journal d’élève
Nous avons rendez-vous pour l’accueil de l’école le lendemain à 8h. Nous prenons quand même le temps de réchauffer une purée dans la cuisine de l’école avant de nous endormir dans le gymnase vers 4h du matin. Le lendemain, des paroles des élèves un message ressort clairement : le groupe-classe s’est uni et a trouvé confiance et enthousiasme. Nous ressentons à peine la fatigue tant nous sommes ressourcés. Nous reproduirons ce type de parcours plusieurs fois et chaque fois nous trouverons des ressources pour avancer jusque dans la nuit, accompagnés par les aurores boréales.
L’accueil des villages et la communion avec les Féringiens
Durant cette itinérance nous avons vécu un contraste très fort entre la solitude des montagnes, l’épreuve physique et l’accueil, la chaleur des villages. A chaque fin d’étape, nous arrivions dans un village dans lequel nous étions accueillis avec beaucoup d’enthousiasme et de chaleur par les habitants. C’est aussi pour cela que nous choisissions de partir en général relativement tard dans la journée. Nous voulions profiter de ces liens si précieux. De nombreux habitants suivaient notre périple mais étaient aussi préoccupés par notre mésaventure concernant la perte de l’enveloppe. Cette affaire occupait de nombreux esprits.
La communion avec les Féringiens a été particulièrement forte à Fuglafjordur. Nous avons passé la matinée au lycée, élèves et professeurs ont pu échanger, nous avons présenté notre école et notre projet. L’après-midi de nombreux habitants dont des élèves du lycée sont venus nous rendre visite au camp monté sur un ancien site viking, au cœur du village à deux pas de la plage. Les habitants étaient heureux de voir cette activité inattendue, c’était comme une fête. Nous avons reçu des présents, de la nourriture, et beaucoup de bois. Cela nous a permis de faire un beau feu de camp et notre cuisine. Le lendemain matin, nous avons pu faire cours dans un tipi et organiser une baignade dans le fjord.
Si l’accueil à Fuglafjordur a été exceptionnel, nous avons trouvé ce même état d’esprit dans les autres villages ou hameaux dans lesquels nous avons fait étape. Un camp paisible entouré de la bienveillance des habitants.
Dénouement heureux
Tout au long du parcours, la plupart de nos frais sont avancés ou simplement financés et une famille organise même une cagnotte en ligne et dépose une caisse dans un supermarché pour collecter des dons. Mais seulement trois jours après la perte de l’argent nous recevons une nouvelle incroyable de Hanna Jensen. Le patron d’une grosse entreprise de pêche et production de coquilles Saint Jacques, entendant notre histoire à la radio, a décidé de nous faire don de l’entièreté de la somme perdue. Lors d’une étape, un soir, Hanna vient nous remettre une enveloppe contenant l’argent. Elle nous organise aussi un retour en bus passant par des sites de la côte nord et par l’entreprise de notre donateur. Un des employés nous fait visiter l’usine de transformation et nous explique tous les procédés de production.
A Tórshavn, nous allons bien sûr retrouver Hanna, puis Claus et Peter à qui nous racontons toutes nos histoires. Il est bientôt temps de reprendre le ferry.
Souvenirs d’herbes rases et brunes sur des montagnes descendant vers la mer, de rochers, de falaises, de taches de neige sur les sommets, de cascades dévalant les pentes, de moutons paissant dans cette liberté presque totale, de cris de mouettes au-dessus de la mer, de petits villages donnant l’air de petits nids douillets au fond des vallées en bord de mer, de fjords plus ou moins grands. Les randonnées, marches, ascensions avec les chariots, les aurores boréales dansant dans le ciel au-dessus de nous, tout ça fait maintenant aussi partie des souvenirs. De la même façon que les visites et les rencontres toutes ces choses tellement magnifiques que nous avons pu voir et rencontrer, nous les avons quittées en prenant le ferry lors d’une belle nuit recouvrant les Îles Féroé. Nous avons observé les lumières de Tórshavn s’éloigner. Je me suis dit que je n’aurais peut-être plus la chance de faire ce genre de voyage, et que cette expérience est sûrement la plus extraordinaire que j’ai vécue et que je vivrai. C’est ainsi que je repense, déjà nostalgique, à ce que nous avons vu et accompli. Maintenant, lorsque je regarde dehors, je ne vois que l’océan jusqu’à l’horizon, des nuances de bleu, de gris, jusqu’à l’infini et l’écume blanche au sommet des vagues faisant un petit contraste face à cette immensité.
Extrait d’un journal d’élève
Nous sommes un peu nostalgiques mais heureux de revenir avec une histoire doublement précieuse. Celle de notre groupe qui s’est soudé et a accompli son expédition pleinement, celle des amis qui nous ont aidés et du soutien général d’une population. En quelques semaines, nous avons le sentiment que les élèves, pourtant si jeunes, ont un peu pris les qualités de vieux loups de mer.
Fruits du voyage
L’expédition de 9/10è classe est pensée en trois temps sur l’année entière : préparation, voyage en lui-même et retour. Cette année, pour la phase retour, dont le but est de faire émerger les fruits du voyage et de les partager avec les familles et les amis, nous avons choisi d’écrire un conte inspiré du voyage. Ma collègue Adélaïde en a eu l’idée et a écrit toute la trame qui a été complétée de divers apports, notamment d’élèves. Nous y avons intégré trois légendes féringiennes rencontrées en chemin. Ce conte a été mis en scène en intégrant eurythmie et chant. Trois représentations en ont été données, venant couronner le parcours de ces élèves à l’École de La Mhotte, dont certain(e)s y étaient depuis le Jardin d’enfants. Le récit se déploie autour du thème de la malédiction : trois jeunes partent en quête de Skaldur, un coquillage se trouvant sur des îles brumeuses, pour sauver leur village d’un mal mystérieux, d’une malédiction…
La malédiction, c’est un mal que l’on ne comprend pas, et donc sur lequel on ne peut avoir d’emprise. Même si le mot malédiction est très éloigné du vocabulaire courant des jeunes, c’est un thème qui résonne fortement avec ce qu’ils nous disent vivre aujourd’hui. La plupart d’entre eux expriment à quel point ils ont peu d’espoir dans le futur et comment les problèmes du monde leur semblent insolubles. Ils expriment aussi le manque de confiance qu’ils ont pour grandir et devenir adultes dans ce monde. L’impression d’être impuissant, de ne pas avoir d’emprise sur une réalité menaçante est bien un sentiment commun.
Ces voyages sont conçus comme des moyens pédagogiques pour accompagner les jeunes à dépasser cet état d’angoisse. L’aventure permet de redevenir acteur de sa propre vie et de faire l’expérience d’un monde qui n’est certes pas sans problème, mais qui ne se résume pas à cela. Elle permet aussi de se rencontrer individuellement et de rencontrer les autres de manière plus authentique. L’histoire est racontée ici de manière collective mais dans cette trame, chacun vit des passages, surmonte des difficultés. Nous encourageons chacun à identifier ses zones de faiblesse et à les maîtriser davantage mais aussi à faire confiance et à s’en remettre aux autres quand cela est nécessaire. Et surtout, nous évoquons avec eux, à travers l’étude de ce qu’étaient les rituels de passage à l’âge adulte dans diverses sociétés, l’adulte qu’ils souhaitent devenir.
Au-delà de la générosité des Féringiens, nous remercions toutes celles et ceux sans qui ce projet n’aurait pas pu voir le jour : l’équipe de la Christophorus Schule, les donateurs du Fonds Aventure de l’École pour la mise à disposition des tipis et des chariots, le fabricant de chariot de randonnées Mottez, l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse pour la prise en charge des frais du voyage Paris-Hambourg, les familles, les élèves, le Foyer Michaël pour l’accueil du spectacle de fin d’année… Merci beaucoup, Vielen dank, Takk fyri !