Plaidoyer pour une pédagogie par l’expérience
Une tribune de Philippe Perennès
Dans cette tribune d’opinion, Philippe Perennès, professeur à l’école Mathias Grünewald de Colmar et auteur de plusieurs livres, nous invite à repenser l’acte de connaissance comme étant au croisement d’une observation approfondie de la réalité et d’une mise en mouvement de sa propre pensée, afin de ne pas tomber dans les travers d’un savoir déconnecté de la réalité ou au contraire d’une succession d’observations méticuleuses qui ne débouchent sur aucun acte. Il plaide pour une pédagogie qui prenne en compte en compte ce chemin de connaissance, partant de l’observation et de l’expérience pour aller jusqu’à l’émergence d’une pensée autonome.
De l’observation à la connaissance
Depuis des décennies maintenant, deux fléaux majeurs menacent l’humanité :
- Les actions qui sont entreprises sur la base de savoirs qui ne reposent sur aucune observation des faits ou que n’infléchisse aucun résultat d’expériences.
- Les observations méticuleuses de la réalité du monde qui ne débouchent que sur des constats énumératifs qu’aucune connaissance ne relie entre eux.
Le premier travers consacre l’intellectualisme dont la puissance de pensée peut être exceptionnelle, tout comme l’absence de relation entre cette dernière et la réalité factuelle. Il conduit tout droit au dogmatisme qui érige des pensées en lois sans prendre la peine de vérifier leur validité dans le monde de la réalité. Le deuxième conduit à accumuler des constats souvent tous plus justes et accablants les uns que les autres, sans jamais trouver les forces d’infléchir dans les actes et les faits, ce qui semble inexorable. Existe-t-il une voie entre les deux ?
Il est clair que toute connaissance, pour être valide et conduire à des actions justes, doit reposer sur deux piliers essentiels : une observation approfondie du sujet et la mise en relation de ces observations les unes avec les autres. Autrement dit, d’un côté il faut s’ouvrir à ce qui est accessible à la perception de l’environnement, et de l’autre il faut découvrir en soi, à partir de la mise en mouvement de sa propre pensée, quelles lois permettent de comprendre les phénomènes observés. L’acte de connaissance véritable se trouve à la croisée de ces deux activités. Toute prédominance de l’une sur l’autre entraîne obligatoirement une dérive dans l’une des directions évoquées précédemment.
Il n’est pas de tâche plus urgente en ce 21ème siècle que de conduire des processus éducatifs qui aident les individus à construire le pont qui réunit ces deux tendances.
Au vu des énormes dégâts que causent ces deux calamités, il n’est pas de tâche plus urgente en ce 21ème siècle que de conduire des processus éducatifs qui aident les individus à construire le pont qui réunit ces deux tendances et de rendre à l’acte de connaissance sa véritable humanité. C’est ce à quoi s’attache l’école Steiner Waldorf depuis sa création au sortir de la première guerre mondiale.
Qu’est-ce que connaître ?
Connaître, c’est bien plus que savoir. Il suffit de se souvenir pour savoir. On peut savoir beaucoup de choses sans réellement connaître leur essence. Ce n’est pas parce que je sais que quelqu’un habite à l’étage du dessus que je le connais pour autant. Pour le connaître il faut que j’aille à sa rencontre et que j’établisse un lien individuel avec lui et réciproquement. Il n’existe pas de connaissances véritables qui ne naissent de la rencontre d’un être, d’un objet, d’un événement avec moi-même. L’objectivité d’une connaissance qui élimine la relation particulière de l’homme au monde est un leurre. L’acte de connaissance est une fusion entre deux capacités, celle d’observer et celle de penser les phénomènes et cette fusion se fait en l’homme. Toute externalisation de l’acte de connaissance le déshumanise et relègue l’homme au rang d’esclave ou d’exécutant passif.
Si l’on veut par exemple établir un lien de connaissance avec la notion d’axe de symétrie, il ne suffit pas de prendre la définition du dictionnaire et de l’apprendre par cœur (ce serait un simple savoir), il faut s’approprier cette notion et cela passe par l’expérience. L’expérience réclame de l’individu qu’il se mette en mouvement, qu’il entre en relation avec quelque chose qui est tout d’abord à l’extérieur de lui. Tracer un axe de symétrie sur une feuille de papier et chercher à équilibrer sur la droite une forme que l’on a tracée sur la gauche, c’est expérimenter la symétrie. Celui qui s’exerce dans cet art, utilise son sens de la vue, son sens de l’équilibre pour éprouver la symétrie. Il se lie corporellement à son sujet. Pour se lier à un phénomène il faut le percevoir et il existe autant de champs de perception que d’organes sensoriels. L’enfant qui construit un avion en papier découvre bien vite que la qualité de son vol dépend beaucoup du respect de son axe de symétrie. Il expérimente concrètement la symétrie. Pour lui, le premier pas vers la connaissance passe par la perception et le suivant par l’expérience. Celui qui a fait ces pas dans différents secteurs, développe un sentiment pour la symétrie. Mais là ne s’arrête pas le chemin et celui qui a expérimenté la symétrie dans un domaine particulier peut être amené à la reconnaître dans d’autres secteurs. Il découvre par exemple que la vie elle-même utilise la symétrie pour s’exprimer. La colonne vertébrale est un axe de symétrie vivant. Il reconnaît la symétrie d’un végétal, d’un insecte, d’un animal, il distingue la symétrie structurelle de la symétrie fonctionnelle. Il peut même reconnaître sa dimension temporelle, dans la symétrie musicale ou encore l’extraordinaire symétrie qui parfois éclaire les biographies humaines etc.. Et celui qui reconnaît, n’est pas loin de connaître. Il reste cependant un pas à faire et ce n’est pas le plus facile: il s’agit de se mettre en mouvement sur le plan intérieur -celui de la pensée- pour détacher la notion de symétrie de ses manifestations sensibles particulières (un avion en papier, une forme, un animal), et de reconnaître le lien commun propre à tous ces objets de perception. Lorsque c’est le cas, la symétrie n’est plus simplement reconnue, mais connue.
Les pas qui mènent de l’expérience à la connaissance sont clairs : il faut tout d’abord observer, se confronter sensoriellement à la chose, puis se mettre en action, expérimenter pour pouvoir ensuite intérioriser une notion qui retrouve alors sa valeur universelle. Ce processus est long, il demande beaucoup de temps, il exige différents angles d’approche et finalement réclame que l’individu se mette intérieurement en marche pour accéder à une connaissance véritablement portée par son humanité.
Il est urgent de se rendre compte que toute réflexion isolée de l’observation directe de la réalité est condamnée à isoler l’homme dans un monde illusoire. De la même manière, toute observation coupée de l’activité pensante emprisonne l’individu dans son environnement. Entre ces deux extrêmes se trouve un chemin de connaissance qui n’éjecte pas l’individu hors du monde pas plus qui ne l’enchaîne à celui-ci, c’est précisément ce chemin que les professeurs des écoles Waldorf tentent de parcourir au quotidien avec leurs élèves : observer, agir, ressentir et favoriser l’émergence d’une pensée autonome, sont les maîtres mots qui caractérisent les processus d’apprentissage.
Philippe Perennès, professeur à l’école Mathias Grünewald de Colmar et auteur de plusieurs livres.