

Le rôle du professeur de classe à l’école Waldorf
L’art d’enseigner avec constance
Il est des métiers où l’on traverse les jours comme on traverse des salles : d’un groupe à l’autre, d’un visage à l’autre, avec le sentiment que tout est passager. Et il en est d’autres où l’on prend racine dans la durée, où l’on accompagne les mêmes enfants pendant des années, comme un capitaine fidèle à son équipage. Ainsi en est-il du professeur de classe dans les écoles Waldorf.
Dans ce modèle pédagogique né au début du XXe siècle sous l’impulsion de Rudolf Steiner, l’enseignant ne suit pas une classe pendant une année, mais bien souvent cinq à huit ans. Il entre dans la vie de ses élèves à six ou sept ans, et les accompagne jusqu’à l’adolescence. Il n’est plus seulement enseignant : il devient tisseur de lien, témoin des métamorphoses, des tempêtes, des éveils.
Une relation éducative au long cours

Cette continuité pédagogique n’est pas fortuite : elle est au cœur la pédagogie Steiner-Waldorf. Elle repose sur la conviction que l’apprentissage véritable émerge dans un climat de confiance et de stabilité affective. Le professeur de classe, en restant auprès des mêmes enfants tout au long de leur scolarité primaire (et même début de collège parfois), construit avec eux une relation profondément structurante. Il apprend à connaître leurs forces, leurs difficultés, leur rythme, et peut ainsi ajuster son enseignement dans une dynamique fine d’individualisation. Il cherche à reconnaître chaque élève dans sa singularité profonde. Le professeur ne transmet alors pas seulement des savoirs — il offre un cadre stable où l’enfant peut s’enraciner pour mieux s’élancer.
Ce principe rejoint ce que la recherche en sciences de l’éducation confirme avec force : les relations solides et bienveillantes entre enseignants et élèves ont un effet direct et mesurable sur la réussite scolaire et le développement socio-émotionnel.
Une méta-analyse de Roorda et al. (2011) 1 souligne que des relations affectives positives avec les enseignants favorisent l’engagement et améliorent significativement les résultats scolaires des élèves du primaire comme du secondaire. Cette influence est particulièrement marquée pour les élèves les plus vulnérables.
De même, les recherches de Hamre et Pianta (2001) 2 ont révélé que la qualité des relations enseignant-enfant dès les premières années d’école prédit avec fiabilité le parcours scolaire jusqu’à la fin du collège. Une relation chaleureuse et soutenante à l’enseignant devient alors un facteur de résilience majeur face aux défis scolaires, sociaux ou familiaux.
Ces effets sont d’autant plus significatifs que la relation s’inscrit dans la durée. C’est précisément ce qu’offre la pédagogie Steiner-Waldorf : une possibilité rare d’inscrire l’éducation dans le temps long, de nourrir un lien stable qui devient, pour l’élève, un socle.
Un rôle d’ancrage dans un monde en pleine mutation

Dans un monde où les repères sociaux, technologiques et émotionnels se recomposent sans cesse, la présence continue d’un même enseignant devient un repère fondamental. Elle donne à l’enfant le sentiment qu’il est reconnu, qu’il est soutenu, qu’il compte. Ce besoin d’appartenance a été exploré par Gregory Walton et David Yeager (2011) 3, dont les travaux montrent qu’un simple renforcement du sentiment d’appartenance chez les élèves peut profondément influencer leur trajectoire scolaire, en particulier chez les enfants issus de minorités ou de milieux défavorisés.
En confiant à un seul professeur la mission d’accompagner une classe sur plusieurs années, l’école Waldorf crée donc un environnement propice à ce sentiment d’appartenance, où l’enfant peut se construire dans un climat de continuité, rare dans les systèmes éducatifs actuels où les relations sont souvent fragmentées.
Le rapport In the Loop: Social and Emotional Learning in Action de l’AASA (American Association of School Administrators) 4 insiste sur un point fondamental : les enfants ne peuvent s’épanouir et réussir que s’ils sont entourés d’adultes qui les connaissent, les soutiennent, et prennent soin d’eux dans la durée. Cette présence n’est pas accessoire : elle est structurante. Elle permet de développer chez les jeunes les compétences essentielles que sont la régulation des émotions, la confiance en soi, ou encore l’engagement actif dans les apprentissages.
Le modèle d’accompagnement des élèves dans la durée mis en œuvre dans les écoles Waldorf répond ainsi aux recommandations contemporaines de la recherche éducative qui plaide pour un accompagnement personnalisé, inscrit dans le temps, et tissé d’écoute et de continuité.
Une pédagogie vivante et holistique, façonnée par l’enseignant
Cette relation durable permet une pédagogie plus fine, plus humaine et plus vivante. Le professeur de classe, maître d’œuvre de son enseignement, dispose d’une grande latitude pour choisir les approches, les rythmes et les formes qui répondent le mieux aux besoins de ses élèves. Tout en suivant le plan scolaire des écoles Waldorf, il est libre, fort de sa fine connaissance de ses élèves acquise au fil des années, de créer l’enseignement qui correspondra à sa classe. Il tisse une trame pédagogique cohérente d’année en année, où chaque apprentissage se déploie selon la logique du développement de l’enfant, point de départ de tout apprentissage dans la pédagogie Steiner-Waldorf.

Dans la salle de classe, l’enseignement n’est pas un empilement de connaissances, mais une aventure sensible. Les cours, structurés par blocs thématiques (l’histoire, les sciences, les mathématiques, le français…) sont transmis par le récit, l’image, la main qui dessine, la voix qui chante, le corps qui bouge…. C’est une éducation de l’être tout entier, une invitation à penser, à ressentir, à créer. L’apprentissage est une rencontre entre le monde et l’enfant, médiatisée par la relation humaine.
Cette approche holistique trouve un écho direct dans les travaux de la chercheuse américaine Linda Darling-Hammond 5. Dans ses nombreuses publications, elle souligne combien l’apprentissage s’enracine dans des environnements relationnels stables, où les enseignants ne transmettent pas uniquement des savoirs mais offrent aussi sécurité affective, reconnaissance, et accompagnement global. Dans The Science of Learning and Development, elle insiste sur le fait que « le développement cognitif, social et émotionnel est profondément intégré » et ne peut être séparé de la qualité des relations humaines en classe. Elle souligne que le lien humain, dans la classe, est une condition même de la construction du savoir.
À ses yeux, les pédagogies qui conjuguent rythme, créativité, expression personnelle et engagement de l’enseignant dans un lien durable sont les plus fécondes — et les plus résilientes face aux défis de l’école contemporaine. En cela, les écoles Waldorf, sans se réclamer explicitement de ses recherches, incarnent bien l’esprit de cette vision éducative intégrative.
Accompagner la vie sociale du groupe : le rôle de chef d’orchestre
Le professeur de classe ne se contente pas d’enseigner : il est aussi le chef d’orchestre de sa classe, qui est un groupe qui va se suivre pendant de nombreuses années. Les regards échangés, les rires, les amitiés ou rivalités naissantes ne lui échappent pas. Avec douceur et fermeté, il intervient comme on accorde un instrument, cherchant la juste harmonie entre les cœurs.
La vie sociale de la classe est pour lui en perpétuelle métamorphose. Il l’accompagne non par des sermons, mais par des récits porteurs de sens et des moments partagés qui vont favoriser la cohésion du groupe-classe. Il guide les élèves vers l’autre, les invitant à se reconnaître dans la différence, à écouter sans juger, à parler sans blesser. Il sème en eux le respect, la responsabilité, la solidarité.
Chaque projet collectif — qu’il s’agisse d’une pièce de théâtre, d’un jardin à cultiver — devient prétexte à l’apprentissage de la vie ensemble. Le professeur de classe n’est donc pas responsable que de la transmission de savoirs : il participe également à l’éveil de la conscience sociale de ses élèves.

Le professeur de classe et les familles : un partenariat durable
Ce lien ne se limite pas à la salle de classe : il s’étend aux familles. Parce qu’il chemine avec les enfants sur de nombreuses années, le professeur tisse aussi une relation durable avec les parents. Cette continuité offre un espace de co-éducation fécond, propice à un dialogue authentique et à une compréhension mutuelle.
Une méta-analyse de Wilder (2014) 6 a montré que l’implication parentale dans la scolarité améliore les performances académiques, en particulier dans les premières années d’école. Un article de Education Week (Gewertz, 2023) 7 rappelle également que cette implication favorise le développement socio-émotionnel des élèves, et réduit les comportements à risque.
Parce que le professeur Waldorf accompagne la même classe pendant plusieurs années, les liens tissés avec les familles peuvent s’approfondir, s’ajuster, s’épanouir dans la durée. Il en résulte une communauté éducative où chacun se sent impliqué, soutenu, reconnu.
Un enseignant qui grandit avec ses élèves
Pour accompagner ainsi les autres, encore faut-il être prêt à se transformer soi-même. Le professeur de classe Waldorf ne peut se contenter d’outils pédagogiques extérieurs. Il est appelé à un travail intérieur : à observer sans juger, à cultiver la présence, à affiner sa perception du monde. Il devient lui aussi un élève, mais un élève de la vie, engagé dans une voie de connaissance de soi. Comme le résume joliment une enseignante dans un article de la West Coast Steiner School : « nous devons travailler à devenir la meilleure version de nous-mêmes, non pour être des modèles parfaits, mais pour être des présences vraies »West Coast Steiner School. (2022). 8
Ce travail intérieur ne se substitue pas à la formation didactique, il la complète. Il donne à l’acte d’enseigner une profondeur nouvelle. L’enseignant ne se contente pas d’enseigner ce qu’il sait : il tente d’« être » ce qu’il enseigne. Une manière d’enseigner à partir de l’être, et non seulement à partir du savoir.
La collaboration et la concertation avec les autres enseignants au cœur de la pédagogie Steiner-Waldorf
Dans les écoles Waldorf, l’enseignant n’évolue pas en solitaire. Il fait partie d’un véritable cercle de professeurs unis par une vision commune de l’enfant et du développement humain. La collaboration entre enseignants est une composante essentielle de l’acte d’enseigner. Chaque semaine, les professeurs se retrouvent en réunion pédagogique pour échanger leurs observations, partager leurs expériences, réfléchir ensemble à la dynamique de l’école et à l’évolution de chaque enfant.
Cette concertation régulière permet une vision élargie : chaque enfant est perçu différemment par chaque pédagogue, et cette pluralité de regards permet d’enrichir la connaissance de l’élève pour mieux l’accompagner.
C’est donc une pédagogie du lien, non seulement entre l’élève et son enseignant, mais aussi entre les adultes eux-mêmes, au service du cheminement de chaque enfant.
Être professeur de classe en école Waldorf, c’est donc vivre avec ses élèves une longue traversée. C’est savoir les porter quand le vent souffle fort, et les laisser prendre le large quand vient le moment. Il accompagne, écoute, attend, ajuste, année après année. Il tisse avec ses élèves une relation qui devient le terreau invisible de l’apprentissage.
Alors que notre monde éducatif semble parfois céder à la vitesse, au quantifiable, à la performance, au changement perpétuel, la pédagogie Steiner-Waldorf nous rappelle une vérité simple : apprendre est d’abord une rencontre. Et les plus féconds des apprentissages naissent de ces liens durables où l’on se sent reconnu, estimé, accompagné.
Notes
- Roorda, D. L., Koomen, H. M. Y., Spilt, J. L., & Oort, F. J. (2011). The Influence of Affective Teacher–Student Relationships on Students’ School Engagement and Achievement: A Meta-Analytic Approach. Review of Educational Research, 81(4), 493–529. https://doi.org/10.3102/0034654311421793
- Hamre, B. K., & Pianta, R. C. (2001). Early Teacher–Child Relationships and the Trajectory of Children’s School Outcomes through Eighth Grade. Child Development, 72(2), 625–638. https://doi.org/10.1111/1467-8624.00301
- Walton, G. M., & Cohen, G. L. (2011). A Brief Social-Belonging Intervention Improves Academic and Health Outcomes of Minority Students. Science, 331(6023), 1447–1451. https://doi.org/10.1126/science.1198364
- American Association of School Administrators (AASA). (2022). In the Loop: Social and Emotional Learning in Action. https://www.aasa.org/resources/resource/in-the-loop
- Darling-Hammond, L., Flook, L., Cook-Harvey, C., Barron, B., & Osher, D. (2019). The Science of Learning and Development: Educating the Whole Child for the Whole World. Applied Developmental Science, 24(2), 97–140. https://doi.org/10.1080/10888691.2018.1537791
- Wilder, S. (2014). Effects of Parental Involvement on Academic Achievement: A Meta-Synthesis. Educational Review, 66(3), 377–397. https://doi.org/10.1080/00131911.2013.780009
- Gewertz, C. (2023). Does Parent Involvement Really Help Students? Here’s What the Research Says. Education Week. https://www.edweek.org/leadership/does-parent-involvement-really-help-students-heres-what-the-research-says/2023/07
- The Inner Work of a Class Teacher. https://www.wcss.wa.edu.au/the-inner-work-of-a-class-teacher