L’importance des apprentissages informels durant la petite enfance

L’éducation formelle précoce n’est pas adéquate

Nombre de parents (trop ?), rêvent d’avoir engendré des petits génies. Sachant lire, écrire, compter très vite. Une petite bête de foire, bien élevée, souriante et accommodante, qui pourrait presque passer, et réussir, l’agrégation avant d’entrer à l’école élémentaire. Parfois, au contraire, alors que les parents souhaitent préserver l’enfance de leur progéniture, les enseignants sont contraints, sur la base de directives gouvernementales, de pousser les petits à « travailler » d’une manière qui interroge. Pourtant, les enfants (tout comme les adultes) apprennent dans de multiples situations en dehors de tout cadre formel. Comment et pourquoi en tenir compte ?


Les différents types d’apprentissage et leurs apports

Distinguons l’éducation formelle, l’éducation non formelle et l’éducation informelle. Que recouvrent ces trois appellations ? L’école a pris une telle place sociale qu’elle rythme une grande partie de notre vie, au point de s’étendre même sur des périodes non scolaires. Ce constat est regretté, entre autres, par Peter Gray, chercheur au Boston College, grand défenseur de la cause des enfants et des adolescents et du jeu libre, dont il connaît l’importance dans leur développement. A l’école, justement, est privilégiée l’éducation formelle, structurée par des adultes, tandis que l’éducation informelle est peu prise en compte.

Définitions et liens entre éducation formelle, non formelle et informelle

Il semble nécessaire de bien définir chacun de ces termes et de se pencher sur les liens entretenus entre ces différentes formes d’éducation. Lors du colloque international de l’Association transdisciplinaire pour les recherches historiques sur l’éducation (ATRHE), intitulé « Histoire des éducations dans et hors l’école », qui s’est tenu du 9 au 11 octobre 2014 à l’Université de Corse Pasquale Paoli, le chercheur Bruno Garnier, est revenu sur « les conditions d’émergence d’éducations non formelles et informelles et les tensions, concurrences ou complémentarités qu’elles peuvent entretenir avec la forme scolaire institutionnelle d’éducation ».

Comme le précise ce chercheur, l’UNESCO, au travers de ses diverses publications, a défini ces trois types d’éducation depuis les années 1990. Elles se distinguent par leur organisation, leur structure et leur intentionnalité. Voici leurs définitions généralement reconnues par l’UNESCO :

L’éducation formelle correspond au système éducatif hiérarchiquement structuré, chronologiquement ordonné, s’étendant de l’école primaire à l’université, incluant également les programmes de formation professionnelle.

  • Elle est dispensée dans des établissements (écoles, lycées, universités).
  • Elle aboutit à des certifications ou diplômes reconnus officiellement.
  • Elle est planifiée, organisée et systématique.

L’éducation non formelle désigne toute activité éducative organisée et intentionnelle, en dehors du système officiel d’enseignement, qui vise à répondre aux besoins d’apprentissage spécifiques de certains groupes ou individus.

  • Elle peut être offerte par des ONG, des communautés, des entreprises ou autres structures.
  • Elle est souvent flexible, axée sur la pratique, contextuelle, et ne débouche pas nécessairement sur un diplôme officiel.
  • Exemples : ateliers pour adultes, cours du soir, formations professionnelles communautaires.

L‘éducation informelle correspond quant à elle à un processus d’apprentissage non structuré, non intentionnel, qui se déroule tout au long de la vie, à travers les expériences quotidiennes, les interactions sociales, les médias, etc.

  • Elle n’est pas organisée, ne suit pas de programme spécifique.
  • Elle ne conduit pas à une certification.
  • Exemples : apprendre en observant ses parents, en lisant un article, en voyageant, en discutant avec d’autres.

L’éducation informelle et non formelle au secours de l’éducation formelle

Les liens sont nombreux entre ces différents types d’éducation. L’éducation informelle et l’éducation non formelle semblent souvent assimilées à des programmes d’aide à des pays en développement. « Ce mode d’éducation est venu au secours de l’éducation formelle peu efficiente. En effet, dans nombre de pays faiblement scolarisés, les programmes de généralisation de l’enseignement primaire, notamment à travers l’expansion du système scolaire formel, caractérisé par des programmes d’enseignement destinés à des enfants réunis par classes d’âge, avec des pratiques pédagogiques conventionnelles en matière de contenus et de méthodes d’enseignement, sans égard pour l’éducation donnée et reçue hors du cadre scolaire, n’ont pas donné les résultats attendus. »1

 Voici, par exemple, une liste non exhaustive des apports de l’éducation informelle et de leur mode d’acquisition. « Il en va ainsi des valeurs culturelles, des comportements de la vie quotidienne, de l’acquisition de la langue orale, des attitudes et des croyances générales. Les milieux propices à l’éducation informelle sont la famille, le secteur associatif, les églises, la vie professionnelle, les médias de masse, internet, les musées, les jeux, etc. »

Le programme international PISA a publié, en 2010, sous la plume de Patrick Werquin, une étude intitulée « Reconnaître l’apprentissage non formel et informel Résultats, politiques et pratiques ». L’apport de l’éducation en dehors d’un cadre formel y est reconnu. « Si l’apprentissage a souvent lieu dans un cadre formel et au sein d’un environnement spécialement dédié à cette activité, on apprend aussi une quantité de choses essentielles dans la vie de tous les jours, et ce de façon délibérée ou informelle. Les décideurs des pays de l’OCDE sont d’ailleurs de plus en plus conscients de la source abondante de capital humain que représente l’apprentissage non formel et informel. » L’auteur recommande « d’attirer l’attention sur les connaissances et compétences que les individus acquièrent en dehors de l’enseignement formel. Le défi auquel font face les décideurs est celui d’un développement des processus visant à reconnaître un tel enseignement et à générer des bénéfices nets, à la fois pour les individus et pour la société dans son ensemble. »

L’éducation informelle a donc fait ses preuves, alors pourquoi ce discrédit ?

Le manque de reconnaissance de l’éducation informelle

L’éducation informelle et l’éducation formelle ne doivent pas être opposées, mais être complémentaires l’une de l’autre. Pourtant, tant sur le plan de la recherche que sur celui de la perception sociale, ces deux types d’éducation sont perçus différemment. « … on constate que l’éducation informelle est largement sous-étudiée et sous-évaluée, en raison, sans doute, du statut d’évidence qu’a acquis, historiquement, l’institution scolaire. » Toujours et encore ce poids de l’institution scolaire, même sur nos modes de pensée. Alors que toute l’histoire de l’humanité montre bien l’évidence de l’éducation informelle. Comment apprenons-nous depuis la nuit des temps ?

L’éducation informelle concerne de multiples domaines. Quels que soient ses apports, l’éducation informelle retient l’attention dans le domaine de la formation des adultes, mais aussi de l’éducation populaire tout comme le secteur de insertion de jeunes en difficulté. Ainsi, il y a plus de dix ans déjà, en mars 2014, une journée d’étude sur l’éducation informelle et les jeunes en difficulté a eu lieu à Lyon. L’éducation informelle y était vue comme un moyen d’accompagner ces jeunes et de les aider dans leur parcours de réinsertion. Cette journée d’étude s’est inscrite dans la continuité de divers projets internationaux.

L’éducation informelle pour des adolescents

A un âge plus avancé, l’apport de l’apprentissage informel pour renforcer l’apprentissage formel est également envisageable. C’est la réflexion élaborée par Julien Maillot, dans son mémoire intitulé « Les pratiques informelles des élèves : Quelles sont les pratiques actuelles et quels sont leurs impacts sur l’autonomie ? » Il explique, dans ce travail, l’impact de visionnage de films/séries, l’écoute de musique ou encore la pratique de jeux vidéo en anglais, par des adolescents. Ces apprentissages informels, inconscients, développent à la fois leur niveau d’anglais, mais aussi leur autonomie d’apprentissage. La question qui se pose à l’issue de ce constat concerne l’attitude des enseignants, habitués à être seuls prescripteurs d’un enseignement totalement formel : comment peuvent-ils tirer profit de cette situation ?

L’éducation informelle pour les enfants

Equilibre, concentration, gestion du risque et de la peur, confiance en soi, coopération… tant de compétences travaillées lors de cette activité de cirque.

L’éducation informelle des enfants leur donne l’opportunité d’acquérir de l’autonomie, de développer leur créativité, leur confiance en eux et l’estime de soi, leur dextérité manuelle… la liste des apports est très longue, comme expliqué dans cette vidéo allemande dans laquelle il est rendu compte des observations de chercheurs sur les effets de ces apprentissages informels sur le développement des enfants.

Où les enfants peuvent-ils acquérir ces compétences et comment ? Il leur faut des lieux et surtout un temps dédié, c’est-à-dire, la prise en compte de leur rythme de développement et d’apprentissage. Ces lieux sont principalement représentés par des écoles alternatives, démocratiques notamment, et les jardins d’enfants Waldorf, ainsi que par les familles unschoolers s’instruisant hors école.

Dans les écoles démocratiques et chez les familles en unschooling, l’accent est mis sur la motivation intrinsèque de l’enfant. Ce concept a été développé par les psychologues Edward Deci et Richard Ryan. Dans ses travaux, la chercheuse Gina Riley a montré comment, ces établissements et ces familles offrent le cadre propice à l’épanouissement de cette motivation intrinsèque.

L’éducation informelle au jardin d’enfants Waldorf

Kate Attfield de Cardiff Metropolitan University au Royaume Uni a étudié des jardins d’enfants Waldorf aux Etats-Unis et au Royaume Uni. Dans son étude, “The young child’s journey of ‘the will’: A synthesis of child-centered and inclusive principles in international Waldorf early childhood education“, elle détaille le rôle du jardin d’enfants dans le développement complet des enfants et de la préparation qu’il constitue pour la suite de leur scolarité. Ses observations, complétées et appuyées par celles d’autres chercheurs qu’elle cite, mettent différents points en lumière.

Les jardins d’enfants Waldorf ont été institués, en 1926, en Amérique du Nord et en Europe, par une étudiante allemande de Rudolf Steiner, Elisabeth Grunelius.

Dans cette approche pédagogique, les enfants âgés de trois à sept ans ne sont pas astreints à apprendre à lire, écrire et compter. Ils pratiquent diverses activités artistiques et manuelles, qui sollicitent tous leurs sens et par lesquelles ils acquièrent des compétences solidement ancrées, qui leur serviront au fil des années : la concentration, la patience, l’indépendance, la mémoire, la dextérité manuelle, l’imitation par l’exemple. Ces acquisitions sont possibles car le jardin d’enfants constitue un lieu sécure et calme, dans lequel les enfants peuvent apprendre en jouant. Le jeu libre est un vecteur d’apprentissage primordial et permet, entre autres, aux enfants d’exercer leur imagination, leur esprit de collaboration, l’attention portée aux autres, d’explorer le monde en toute sécurité, de nouer des relations sociales. Il se pratique en intérieur ou en extérieur. En fait, grâce au jeu libre, le développement physique, intellectuel et émotionnel de l’enfant s’accomplit. Le choix des matériaux utilisés dans les jeux importe ! Beauté et caractère naturel nourrissent l’imagination de l ‘enfant qui donnera un sens au jeu et exprimera ses émotions et sa sensibilité.

Au jardin d’enfants une routine journalière, hebdomadaire et annuelle, aide les enfants à se structurer, à intégrer, par la régularité et la stabilité, une discipline intrinsèque. Mais aussi à consolider la mémoire, des habitudes, se forger des idées, fréquenter des enfants d’âges différents

Le jardin d’enfants, c’est aussi le lieu et le moment des histoires. Des histoires racontées, face à face, et non lues d’après un album illustré, ce qui encourage la concentration, le partage de valeurs, le contact visuel, la gestuelle, l’acquisition de vocabulaire. Ces moments préparent à la maîtrise de la lecture, de l’écriture et à compter. Car comme le précise une enseignante interrogée par la chercheuse, l’orientation spatiale est nécessaire pour lire, écrire et faire des maths. De plus, comme l’ont déjà mentionné différents chercheurs, ce rythme correspond aux phases de développement de l’enfant, à sa manière de réfléchir en images plutôt qu’en pensées intellectuelles abstraites. Et au jardin d’enfants, la musique, la botanique, la géographie et l’histoire ont aussi leur place. Les enfants sont suivis et accompagnés de telle manière que les enseignants connaissent leurs besoins et le moment où ils seront prêts à passer à un enseignement plus abstrait. Comme l’exprime poétiquement l’une des jardinières d’enfants questionnée, « Nous avons besoin de jardins d’enfants, parce que dans cette course à l’écriture et à la lecture dès l’âge de trois ans, nous fermons le monde des enfants.»

Cette remarque va dans le sens de la politique éducative écossaise qui a reculé l’âge d’apprentissage de la lecture. Dans son livre “L’école dans les bois, Une pédagogie pour les jeunes enfants”, Caroline Guy déplore aussi l’apprentissage précoce de la lecture et de l’écriture.

Puisque l’éducation informelle est si riche, ne vaudrait-il pas la favoriser plutôt que l’empêcher, et alors, comment intégrer son apport dans l’institution scolaire ?

Intégrer l’apport de l’éducation informelle à l’école

La situation n’est pas aisée en France, car ce pays connaît «…un fort déterminisme social en ce domaine (Debon, 2006). À cet égard, la prise en considération des acquis et des modes d’acquisition propres à l’éducation informelle est affichée comme un grand enjeu du système éducatif français dans les textes ministériels (Garnier, 2015, p. 41-43).» Puisque dans les textes administratifs est souligné l’enjeu représenté par l’éducation informelle, il appartient peut-être aux premiers concernés, parents et enseignants, de faire valoir leur choix.

Ces divers exemples montrent bien les limites de l’éducation formelle, l’importance de l’éducation informelle et de l’éducation non formelle, donc de leur nécessaire reconnaissance et prise en compte, à tous les âges de la vie, petite enfance, enfance, adolescence et âge adulte. Rappelons également que puisque les parents ont priorité à choisir le mode d’instruction de leur enfant, il importe qu’ils puissent l’inscrire, s’ils souhaitent le scolariser, dans un établissement dans lequel l’éducation informelle est reconnue et appliquée. A cet égard, prenez connaissance de la richesse et de la diversité des activités pratiquées dans un jardin d’enfants Waldorf et considérez de quoi seraient privés les enfants si ces structures étaient supprimées ou galvaudées.

Bernadette Nozarian

Notes