

Le risque en éducation
Oser le risque pour grandir en liberté.
Et si le risque faisait partie intégrante de l’éducation ? À l’heure où la sécurité guide nos gestes et nos choix, la peur de l’accident semble parfois étouffer la joie d’explorer des enfants. Pourtant, c’est en osant, en tombant, en recommençant que l’enfant construit sa confiance et sa liberté intérieure. La conférence de Josefin Winther sur « la place du risque en éducation », lors du Congrès de la Fédération à l’école Steiner-Waldorf de Verrières-le-Buisson nous a invités à réfléchir aux bénéfices de la prise de risque en éducation et aux obstacles qui freinent celle-ci.
J’ai lu à mon enfant l’album jeunesse Colin Coton de Jeanne Willis et Tony Ross. Dans celui-ci, une mère souris, effrayée que son plus petit enfant se blesse, attrape froid… l’empêche de faire quoi que ce soit. Le petit Colin, frustré de voir ses frères et sœurs jouer librement, réclame lui aussi à sortir. La maman accepte finalement, mais en l’entourant dans une grosse boule de coton pour le protéger. S’ensuit alors toute une série de mésaventures, qui ne lui seraient pas arrivées s’il n’avait pas été entouré dans ce coton, comme se faire poursuivre par un renard qui l’a confondu avec un lapin blanc. Le petit souriceau rentre finalement chez lui, sain et sauf, sans son coton, et sa maman est horrifiée. Mais il exprime alors sa joie et son excitation d’avoir vécu toutes ces aventures et demande à retourner jouer le lendemain. Sa maman se rend finalement compte de l’importance de laisser son enfant libre d’aller dans le monde. Et l’histoire se termine par ces mots : « Parfois, il avait peur, parfois il se blessait, mais cela en valait la peine. »
Sous une forme imagée, cette histoire, qui s’adresse finalement plus au parent soucieux de la sécurité de son enfant qu’à l’enfant avide d’exploration, nous rappelle combien la prise de risque est nécessaire et bénéfique en éducation. Et c’est à cet album que je pensais en écoutant la conférence de Josefin Winther « La place du risque en éducation » 1 lors du Congrès de la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf.
Les bienfaits du risque en éducation et les obstacles à sa mise en œuvre
Le risque est un besoin essentiel de l’âme.
Simone Weil

Lors de cette conférence, Josefin Winther a présenté 4 théories qui montrent en quoi prendre des risques est une dimension essentielle de tout véritable processus éducatif. Apprendre, c’est toujours s’aventurer un peu au-delà de ce que l’on sait déjà, dans cette zone d’incertitude féconde que Vygotsky nomme la zone proximale de développement. C’est là que l’enfant, soutenu par l’adulte, ose tenter, se tromper, recommencer — en un sens, se confronter au risque de l’inconnu. Antonovsky, avec sa théorie de la salutogenèse, montre que la santé ne consiste pas en l’évitement des facteurs de risque mais en la capacité à les gérer de manière proactive et à pouvoir donner sens aux événements qui arrivent. L’expérience du risque, lorsqu’elle est porteuse de sens, devient ainsi un facteur de santé. Csikszentmihalyi, de son côté, a montré que l’engagement le plus profond dans une activité — cet état de flux où l’on se sent pleinement vivant — apparaît précisément quand le défi est à la mesure des compétences : ni trop facile, ni trop difficile. Autrement dit, c’est la présence d’un risque maîtrisé qui rend l’expérience d’apprentissage vivante et motivante. Enfin, la notion de résilience souligne combien la confrontation à la difficulté permet de développer la force intérieure, la confiance et la capacité à rebondir. Un enfant surprotégé, à qui l’on épargne toute forme de risque, est privé de ces expériences formatrices.
Ainsi, le risque n’est pas l’ennemi de l’éducation : il en est la condition. Il constitue le lieu où l’enfant peut trouver du sens à l’effort, éprouver sa propre force ainsi que ses limites et construire la solidité intérieure qui lui permettra d’affronter le monde.
Cette importance du risque nous est également rappelée par Simone Weil : « Le risque est un besoin essentiel de l’âme […] La protection des hommes contre la peur et la terreur n’implique pas la suppression du risque ; elle implique au contraire la présence permanente d’une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l’absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l’âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. »

Pourtant, la prise de risque, si essentielle à la croissance de l’enfant, se heurte aujourd’hui à de puissants obstacles culturels et institutionnels, présentés lors de la conférence. Le premier est la juridification croissante de la société, qui tend à criminaliser le jeu libre et naturel : la moindre chute, la moindre égratignure devient affaire de responsabilité. Les pédagogues, par crainte de poursuites, restreignent alors les espaces d’exploration et d’aventure, au détriment du développement moteur, sensoriel et social des enfants. À cette logique s’ajoute une culture de l’indemnisation, où chaque accident appelle un coupable et un dédommagement. Ce rapport au risque transforme l’expérience en danger, et la mésaventure en faute : l’imprévu, pourtant constitutif de toute vie, n’a plus droit de cité. Par ailleurs, la marchandisation de l’éducation réduit l’acte d’apprendre à un produit à consommer et à évaluer, au lieu d’un cheminement humain incertain et vivant. Le risque, ici, devient une perte potentielle de performance ou de rentabilité, et non plus une occasion de croissance. Enfin, la capitalisation de l’école, pensée comme une marque à préserver et à promouvoir, entraîne une logique d’image : il faut rassurer, séduire, communiquer la perfection. La satisfaction du client est la priorité. Cette culture du contrôle et du lissage étouffe la possibilité même de l’erreur, de la spontanéité et de la vraie rencontre. Ainsi, ces quatre tendances — juridification, indemnisation, marchandisation et capitalisation — construisent une éducation de la peur et du contrôle, quand l’enfant a besoin, au contraire, d’un monde qui ose lui faire confiance pour apprendre à risquer.
L’évitement du risque dans la société actuelle

Les jeux risqués présentent de nombreux bénéfices, démontrés par de nombreuses études, notamment les travaux de la chercheuse Ellen Sandster. Ils conduisent à une diminution des blessures, une baisse de l’anxiété et de la dépression, ont un effet anti-phobique, encouragent l’adaptabilité et améliorent l’ajustement émotionnel et psychosocial, favorisent le bien-être et affinent l’évaluation des risques. Et malgré cela, de moins en moins d’enfants pratiquent ces jeux, et disposent d’une autonomie dans leurs jeux et déplacements, notamment pour les raisons évoquées plus-haut (ainsi qu’une angoisse croissante des parents nourrie par une actualité anxiogène).
Quel enfant se déplace seul aujourd’hui jusqu’à la boulangerie du quartier ? Au Royaume-Uni, le rayon d’action des enfants a diminué de 90% depuis 1971, et les enfants passent moins de 30 minutes par jour en extérieur. Ils n’ont plus de connexion à leur environnement local, alors qu’ils ont une conscience globale bien trop développée et sont au fait de problèmes qui ne sont pas de leur âge. Ils sont ainsi exposés à trop peu de stress gérable, compréhensible et significatif (que l’enfant développe lorsqu’il choisit lui-même un jeu avec un degré de risque) mais à beaucoup de stress ingérable, incompréhensible et insignifiant (lorsqu’ils sont exposés à des faits globaux ne les concernant pas). Les chiffres actuels alarmants concernant la santé mentale des jeunes et des enfants, avec une anxiété et des symptômes dépressifs qui augmentent d’année en année, devraient nous faire prendre conscience de l’urgence de repenser l’éducation pour qu’elle préserve l’enfance de ce qui n’est pas approprié à cette étape de la vie et encourage au contraire les expériences formatrices telles que la prise de risque librement choisie par les enfants.
Cette situation est également dénoncée par Jonathan Haidt dans son ouvrage « Génération anxieuse ». Il montre un paradoxe flagrant entre la surprotection des enfants dans le monde réel, et la sous-protection dans le monde virtuel, là où de nombreux dangers existent pourtant. Il insiste donc sur l’importance de rétablir un équilibre adapté à leur âge et à leur développement et invite les parents à laisser à leurs enfants plus d’autonomie dans leurs jeux et déplacements, en adaptant bien évidemment celle-ci à leur âge et à leur maturité.
Prendre des risques à l’école
Le rôle de l’enseignant dans la gestion du risque à l’école est particulièrement complexe. Dans un contexte marqué par la juridification, la culture de l’indemnisation, la marchandisation et la capitalisation de l’éducation, il semble presque impossible d’offrir aux enfants une véritable liberté d’expérimentation. Comment proposer une éducation saine, qui nécessite de prendre des risques, tout en évitant de les exposer à un danger réel ?
Cela implique d’abord que les adultes s’accordent sur le niveau d’inconfort et d’incertitude qu’ils sont prêts à tolérer eux-mêmes pour leurs enfants. Il s’agit ensuite d’encourager le risque dans les apprentissages : explorer les paradoxes et les incertitudes, s’essayer à de nouvelles idées, accepter l’erreur comme un pas nécessaire vers la compréhension.
Les échecs deviennent alors des occasions d’apprendre, de réfléchir et de se renforcer, et non des événements à éliminer ou à craindre.
Risque et liberté : une confiance en l’humain
Le risque et la liberté sont intimement liés. Être libre, c’est pouvoir expérimenter, choisir, oser, et donc accepter l’incertitude de ses propres gestes. Une éducation qui cherche à tout sécuriser finit, sans le vouloir, par limiter la liberté intérieure de l’enfant. Car c’est en prenant des risques mesurés qu’il apprend à se connaître, à juger par lui-même et à faire confiance à ses forces. Offrir à l’enfant la possibilité de risquer, c’est lui permettre de devenir vraiment acteur de sa vie. Dans ce mouvement, l’adulte témoigne de sa confiance : confiance dans le bien-fondé du développement de l’enfant, et confiance dans la vie elle-même. La liberté naît ainsi dans ce juste équilibre entre la protection nécessaire et l’espace laissé à l’inconnu — là où l’enfant peut se tenir debout, fort de ce qu’il a traversé. A l’image de la maman du petit Colin, laissons-donc nos enfants faire leurs propres expériences, avec la part de risque que cela comporte, car « cela en vaut la peine ».
Sandrine Desuché
Notes
- Article détaillé de Josefin Winther sur la thématique du risque en éducation : article Le risque en éducation



