

L’éducation à la citoyenneté numérique
La Fédération a participé au Forum organisé par le Conseil de l’Europe
Comment éduquer les jeunes à la citoyenneté numérique, en saisissant les opportunités de cette technologie qui évolue à une vitesse exponentielle, tout en les préservant des dangers de celle-ci? Un forum européen a réuni autour de cette question plusieurs dizaines d’experts venus de pays et d’horizons très différents, afin de permettre aux principales parties prenantes des secteurs public, privé et civil de travailler ensemble, de fixer des objectifs communs et d’échanger des pratiques favorisant une compréhension partagée. Retour sur cet événement qui s’est tenu au Conseil de l’Europe à Strasbourg les 27 et 28 mai 2025, avec la participation de représentants de la pédagogie Steiner-Waldorf.
Défis et opportunités du monde numérique
La recherche nous montre qu’une introduction prématurée aux outils numériques a des conséquences désastreuses sur le développement des enfants. L’ouvrage de Jonathan Haidt, Génération anxieuse, détaille comment l’avènement du smartphone et des réseaux sociaux a causé un déferlement de souffrance mentale chez les jeunes.
Le Dr Servane Mouton, neurologue et neurophysiologiste, co-présidente de la commission sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans qui a rendu son rapport en avril 2024 “Enfants et écrans : à la recherche du temps perdu”, a elle aussi étudié les effets délétères des écrans sur la santé physique et psychique des enfants et adolescents, “ces êtres de chair et d’esprit en formation” comme elle les décrit. Elle a publié récemment un pamphlet intitulé “Ecrans, un désastre sanitaire : il est encore temps d’agir” :
La littérature scientifique s’est étoffée d’année en année pour arriver aujourd’hui à un dossier éloquent : les écrans sont au coeur d’enjeux de santé individuelle et publique colossaux à court, moyen et long terme. … Une discussion citoyenne quant à la place du numérique dans notre société s’impose. Je suis convaincue que la question des technologies de l’information et de la communication (TIC) est trop sérieuse pour être laissée aux seules mains de soi-disants “experts”. Il en va de l’avenir de nos enfants et de notre commun devenir.
Le numérique présente des dangers, mais il fait partie de notre réalité, et il offre des opportunités que nos enfants doivent pouvoir saisir. Il serait illusoire de croire qu’en nous contentant de les exposer à ces outils, ils deviendront des “natifs du numérique” à même d’en tirer parti. Il nous faut donc trouver comment répondre à la question posée lors de ce forum au Conseil de l’Europe : “comment pouvons-nous aider nos enfants à devenir de bons citoyens numériques?”
Qu’est-ce qu’une “éducation à la citoyenneté numérique”?
Pour répondre à cette question, il nous appartient de nous demander ce qu’est un “citoyen numérique”. La réponse nous semble évidente : un bon citoyen numérique est un bon citoyen tout court, et donc, avant tout, un être humain accompli, qui a développé des capacités d’empathie avec autrui, et un lien solide au monde naturel, afin de pouvoir remplir sa mission de citoyen, et apporter sa contribution unique à la société.
L’importance du développement neurologique et soci-émotionnel
Pour atteindre cet objectif, nous sommes convaincus que les enfants doivent d’abord avoir eu la possibilité de développer pleinement leur capacité à se situer par rapport au monde et à leurs semblables.
Lors de leurs premières années de vie, la motricité, la coordination des mouvements, le langage, les relations se mettent en place, grâce aux explorations auxquelles se livrent les enfants. Rien de tout cela n’est possible s’ils restent figés derrière un écran, même s’il s’agit d’un programme éducatif. Comme le souligne le Dr Mouton :
au regard de la diversité et de la richesse du monde réel, les contenus proposés par les écrans apparaissent bien pauvres pour l’enfant découvrant le monde : des stimuli visuels et auditifs uniquement, sans relief ni texture, odeur ou affect.
Le pouvoir de l’imagination créative

Lors du forum à Strasbourg, un participant insistait sur les possibilités offertes par le monde numérique, telle que celle de visiter virtuellement un pays inaccessible. Cette possibilité existe depuis longtemps, à travers les livres et les récits de voyages. Ceux-ci demandent néanmoins au lecteur de faire un effort supplémentaire : celui d’évoquer mentalement les images suscitées par la description d’un auteur. Nous touchons ici un élément essentiel lié à l’éducation d’un être humain : avant de recevoir passivement des images, il est essentiel de donner aux enfants la possibilité d’exercer leur propre imagination créative, celle-là même qui les distingue d’une intelligence artificielle. C’est là une caractéristique essentielle de la pédagogie Steiner-Waldorf.
Imagination créative vs intelligence artificielle et “deep fakes”
Pour créer des images, l’IA utilise un stock d’image déjà produites, qu’elle assemblera au moyens d’algorithmes puissants. L’être humain, “être de chair et d’esprit” comme le souligne le Dr Servane Mouton, est quant à lui capable de créer ses propres images, de par sa sensibilité unique, et grâce au pouvoir de son imagination. Avant de mettre un écran entre les mains d’un enfant, assurons-nous qu’il ait travaillé cette puissance créatrice qui lui appartient. Pour y arriver, cultivons chez eux le sens de l’émerveillement devant la beauté du monde, et rendons-les attentifs à tout ce que peuvent leur apporter les relations interpersonnelles. Nous atteindrons alors en même temps un autre but, celui de développer l’empathie nécessaire pour éviter tous les débordements du cyperharcèlement…
La contribution de la pédagogie Steiner-Waldorf au Forum sur l’éducation à la citoyenneté numérique
Tout comme une personne sensée ne confierait jamais une tronçonneuse à un enfant, même s’il en faisait la demande insistante, nous ne pouvons pas exposer les enfants trop précocement aux outils numériques. Il est pourtant essentiel qu’ils apprennent à les manipuler, mais il faut au préalable qu’ils en comprennent le fonctionnement. C’est la raison pour laquelle nous sommes convaincus que l’éducation numérique doit commencer avant de mettre l’outil entre les mains de nos enfants, et c’est là tout l’intérêt du programme HERMMES, qui a été présenté au Forum du Conseil de l’Europe par Dora Simunovic, représentante du Conseil européen de l’éducation Steiner-Waldorf (ECSWE) qui réunit les 800 écoles Waldorf d’Europe.
HERMMES est un programme européen développé par ECSWE en partenariat avec des acteurs issus de la recherche universitaire et de la société civile. Ce programme donne des lignes de conduite et des suggestions pratiques qui permettent de proposer une éducation numérique qui tienne compte des besoins de développement des enfants, et introduit l’éducation numérique étape par étape, d’une manière adaptée à l’âge des élèves. Ce programme est en cours de traduction française, nous vous tiendrons informés de sa sortie, mais il est déjà consultable en anglais ici : https://hermmes.eu/
Les conditions nécessaires à une éducation à la citoyenneté numérique
En bref, une éducation au numérique est nécessaire, mais non suffisante pour éduquer les jeunes à la citoyenneté numérique. En outre, elle ne peut être envisagée dans les premières années de la vie qu’en veillant à respecter les étapes du développement de l’enfant. Le programme HERMMES fait des propositions pour la commencer en évitant d’utiliser des écrans de manière prématurée. Pour éduquer les citoyens de demain, nous devons veiller à développer tous leurs sens, en interaction avec le monde naturel et avec une communauté d’humains, cultiver leur sensibilité artistique, leur émerveillement devant la beauté du monde, et leur imagination créative.
A cette condition seulement, ils pourront tirer parti de toutes les potentialités des outils numériques, qu’ils maîtriseront au lieu d’en être des consommateurs passifs, afin d’apporter leur contribution unique au monde de demain.