

L’imagination dans l’éducation
Au service du sens et de la liberté
« L’imagination est plus importante que la connaissance car la connaissance est limitée tandis que l’imagination englobe le monde entier, stimule le progrès, suscite l’évolution. » Dans cette citation, Albert Einstein revendique la primauté de l’imagination sur l’intelligence tant son potentiel est immense. Il semble donc important de tenir compte de l’imagination dans l’éducation. Pourquoi est-elle si importante ? Comment favoriser et nourrir l’imagination des élèves ? Quel rôle jouent la créativité et l’imagination des enseignants ? Les connaissances issues de la pédagogie Steiner-Waldorf, de l’approche éducationnelle « imaginative education (IE) » développée par Kieran Egan et des travaux du pédagogue brésilien Paulo Freire vont nous aider à répondre à ces questions.
L’utilisation des images dans la pédagogie Steiner-Waldorf

Pendant des millénaires, l’homme a été nourri par des mythes, des contes, des légendes, qui lui apportaient des images intérieures structurantes pour donner sens au monde et à la vie.
Aujourd’hui, cette richesse d’images agissantes s’est considérablement appauvrie et a été remplacée par une explosion d’images extérieures qui nous sont imposées par les médias, la publicité… Elles prennent la place de l’imagination créatrice tout en étant complètement pauvres et stériles dans leur sens et leur capacité à nous élever. Nous avons tous fait l’expérience de la déception ressentie au visionnage d’un film issu d’un livre qui nous a particulièrement touché. L’image extérieure choisie par un autre n’est pas à la hauteur de ce que nous avions imaginé. C’est donc cela que les pédagogues Waldorf vont chercher à susciter chez l’élève : la création d’images intérieures, pour donner du sens tant au monde qu’aux apprentissages.
La pédagogie Steiner-Waldorf s’appuie sur les étapes de développement de l’enfant pour adapter son enseignement de manière juste aux besoins propres à chaque âge. C’est à partir de l’âge de 6-7 ans que l’utilisation des images dans l’enseignement va y prendre toute sa place. Deux types d’images sont apportés aux élèves :
Donner sens au monde par les images puissantes issues des grandes histoires fondatrices de l’humanité.
Tout au long du cycle primaire, l’enseignant va raconter chaque jour à ses élèves une histoire provenant des récits qui ont accompagné l’être humain depuis des millénaires : contes, mythes et légendes, le choix de l’histoire étant adapté à l’âge et la maturité des élèves.
Avec ces histoires, l’enfant peut rêver et mettre en image les forces qui agissent dans le monde et en lui.

Amener les concepts abstraits à l’aide de l’image
“Il est d’une importance infinie pour l’enfant de recevoir la révélation des mystères et des beautés
de l’existence sous le voile des images avant que l’âme ne les aborde sous la forme de lois abstraites”. Rudolf Steiner
Pour chaque concept (une lettre, les fractions, un animal, une plante….), l’enseignant va chercher une image originale, pleine de sens, qui va permettre de dévoiler le concept comme une évidence. On cherche à créer un ressenti chez l’enfant lorsqu’il va écouter l’image, qui lui permettra de mieux saisir et mieux mémoriser ce concept.
Voici un exemple tiré de la conférence « l’importance de l’image à l’école primaire », par Guy Chaudon.
En 4ème classe (environ 9-10 ans), l’enfant appréhende maintenant l’espace et le temps et le programme scolaire prévoit donc l’introduction de la notion de temps. Pour faire vivre le présent, le professeur a choisi l’image du photographe qui immortalise l’instant présent. Pour le futur, c’est l’image du paysan qui sème et qui regarde la plante pousser jusqu’à la regarde qui va aider l’enfant à saisir le concept de futur. Quant au passé, il va être illustré par l’image de l’archéologue recherchant les vestiges des temps anciens. Ces images vont également être vécues par les enfants : ils vont eux-mêmes prendre des photos, semer des grains et attendre. L’image s’incarne en quelque sorte dans des expériences sensorielles concrètes.

Ces images doivent rester vivantes. Elles peuvent se transformer, être complétées (par exemple, se complexifier au fur et à mesure que l’enfant avance dans les classes). Elles stimulent également la créativité, puisqu’elles peuvent être transposées sur le papier (en peinture ou en dessin), dans de la cire ou de la terre (en modelage), elles peuvent être mises en mouvement (dans des saynètes par exemple), être chantées, récitées…
Les images sont cultivées au quotidien car elles sont au cœur de l’enseignement de l’enfant entre 7-14 ans par leur capacité à donner du sens et à favoriser l’émergence d’une pensée vivante, mobile, apte à se transformer et à saisir le monde sous différents angles.
« Il est nécessaire que le jeune être s’assimile les mystères de la nature, les lois de la vie, le plus possible sous forme d’images vivantes, et non par des notions froides au moyen de l’intellect. […] Il est d’une importance infinie pour l’enfant de recevoir la révélation des mystères et des beautés de l’existence sous le voile des images avant que l’âme ne les aborde sous la forme de lois abstraites […]. La pensée abstraite doit encore rester à l’arrière-plan pendant cette période de la vie. La vie affective se développe de façon juste sous l’influence des images dont nous avons parlé. […] C’est ainsi que la pensée doit grandir afin qu’ultérieurement, après la puberté, l’être humain devienne capable, en face des choses de la vie et du savoir, de se forger ses propres opinions en pleine autonomie. »
Rudolf Steiner, L’Éducation de l’enfant
L’éducation imaginative de Kieran Egan : une nouvelle façon d’apprendre
L’Éducation Imaginative (EI) est une approche éducative développée par Kieran Egan, professeur et chercheur en éducation. Il remet en question l’idée traditionnelle selon laquelle l’apprentissage est un processus linéaire basé uniquement sur l’accumulation d’informations et la pensée logique. Au lieu de cela, il met en avant l’imagination comme moteur central de l’apprentissage. Il affirme que les élèves apprennent mieux lorsqu’ils s’engagent émotionnellement et de manière imaginative avec le contenu, plutôt que par la simple mémorisation ou un enseignement purement logique.
L’un des principes fondamentaux d’Egan est que les élèves n’apprennent pas seulement par des méthodes rationnelles, mais aussi en utilisant des outils culturels et cognitifs profondément ancrés dans l’histoire humaine, comme les récits, les métaphores, les mythes et les émotions. Il considère que ces outils doivent être utilisés intentionnellement pour améliorer la compréhension et la rétention des connaissances.
Les 5 Types de Compréhension selon Kieran Egan
Kieran Egan propose un modèle évolutif du développement cognitif, basé sur cinq formes de compréhension. Chaque type de compréhension correspond à un stade de développement et est associé à des outils cognitifs spécifiques qui facilitent l’apprentissage.
- La Compréhension Somatique (Petite enfance : apprentissage par le corps)
C’est la première manière dont les humains apprennent : par le biais du corps, des sens et des émotions. Les jeunes enfants explorent le monde en touchant, goûtant, écoutant et bougeant. L’apprentissage passe aussi par les émotions et l’attachement aux figures parentales et éducatives. Les apprentissages sont facilités par l’imitation et la gestuelle.
- La Compréhension Mythique (Enfance : de 2 à 7/8 ans – Apprentissage par l’histoire et l’imaginaire)
Les enfants perçoivent le monde à travers les récits, les mythes et les oppositions binaires (bien/mal, fort/faible, héros/vilains). L’émotion joue un rôle central : un enfant comprend mieux une leçon lorsqu’elle est associée à un sentiment fort. Des outils pour faciliter l’apprentissage sont par exemple les contes, les images frappantes, les métaphores, les rythmes et rimes, la personnification.
- La Compréhension Romantique (Âge scolaire : de 8/9 à 15 ans – Apprentissage par l’exploration et la fascination)

Les enfants commencent à s’intéresser aux extrêmes, aux héros et aux exploits exceptionnels. Ils développent un fort besoin d’identité personnelle et cherchent des modèles inspirants. L’apprentissage devient plus engageant lorsqu’il met en avant l’étrange, le mystérieux et l’extraordinaire. L’enseignant cherchera à tenir compte de la fascination pour les records, de la curiosité pour l’inconnu et de la recherche d’identification des enfants.
- La Compréhension Philosophique (Adolescence – Apprentissage par la pensée abstraite et la recherche de systèmes)
A l’adolescence, les élèves cherchent à comprendre les concepts de manière logique et structurée. Ils commencent à établir des connexions entre les idées et à organiser leur savoir sous forme de systèmes (ex. : démocratie, justice, écologie). Les Outils cognitifs clés utilisés seront la pensée critique, la recherche de théories générales, la catégorisation des savoirs.
- La Compréhension Ironique (Âge adulte – Apprentissage par la remise en question et la complexité)
À ce stade, les individus réalisent que toute connaissance a ses limites et que les vérités sont souvent relatives. L’ironie joue un rôle clé : on apprend à voir le monde avec nuance et à accepter que plusieurs perspectives coexistent.
L’Éducation Imaginative en classe
Une éducation efficace doit stimuler l’émotion, la curiosité et l’imaginaire, car ce sont ces éléments qui rendent l’apprentissage vivant et durable. L’éducation imaginative va donc reposer sur une manière spécifique d’enseigner, quel que soit le sujet. Cela peut inclure :

– Raconter des histoires : chaque concept peut être présenté sous forme de récit captivant, que ce soit en mathématiques (l’histoire des nombres), en sciences (la découverte de la gravité par Newton) ou en histoire (le voyage de Marco Polo).
– Utiliser des métaphores et des images frappantes
– Chercher les contrastes et les oppositions pour rendre un concept plus frappant
– Miser sur l’émotion et la surprise : présenter les faits sous forme de mystères à résoudre ou en soulignant des aspects étonnants peut captiver l’attention des élèves.
– Encourager la curiosité et l’exploration : donner aux élèves des défis, des énigmes ou des projets ouverts pour stimuler leur créativité et leur engagement.
– Relier les apprentissages à l’identité et aux expériences personnelles : aider les élèves à voir comment chaque sujet les concerne directement pour renforcer leur intérêt.
L’Éducation Imaginative de Kieran Egan est donc une approche innovante qui transforme la manière d’enseigner en intégrant l’émotion, l’imaginaire et la narration dans l’apprentissage. Elle permet aux élèves de s’approprier les savoirs de façon plus vivante et significative, tout en développant leur curiosité et leur créativité.
On remarque qu’elle a en commun avec la pédagogie Steiner-Waldorf de placer l’imagination au cœur de l’apprentissage, de proposer une progression en fonction du développement de l’enfant, d’accorder une place importante aux récits et aux histoires et de chercher à engager émotionnellement l’enfant dans les apprentissages.
L’enseignement créatif : le rôle de l’enseignant dans l’éveil de l’imagination et de la créativité des élèves
Dans sa tribune intitulée “Imagination et créativité en classe” parue sur notre site, Bernadette Nozarian, chercheuse en sciences de l’éducation, nous rappelle que l’enseignement créatif se caractérise par le développement et de l’utilisation de méthodes d’enseignement nouvelles, originales et inventives. Elle cite les chercheurs Hsin-Hao Chen et Yu-Hsi Yuan qui décrivent un enseignant créatif comme « répondant aux besoins individuels de l’étudiant, recherchant de manière proactive l’innovation et concevant des cours au contenu riche et novateur. » Ces deux experts ajoutent que « dans l’enseignement créatif, des méthodes d’enseignement attrayantes sont adoptées pour améliorer efficacement la motivation et les résultats d’apprentissage des étudiants, atteignant ainsi l’objectif d’un enseignement efficace. »
Cette approche pédagogique vise à stimuler l’imagination, l’innovation et la pensée originale chez les élèves. Il ne s’agit pas simplement d’enseigner des faits, mais d’amener les élèves à explorer, expérimenter et exprimer leurs idées de manière nouvelle et personnelle. L’enseignement créatif se caractérise par :
- L’utilisation de l’imagination : Encourager les élèves à visualiser, raconter et interpréter les concepts de manière unique.
- L’apprentissage actif : Les élèves ne reçoivent pas passivement l’information, mais la transforment à travers des expériences.
- L’interdisciplinarité : Les disciplines (arts, sciences, philosophie…) s’entremêlent pour donner du sens aux apprentissages.
- L’encouragement à l’expression personnelle : Favoriser l’écriture, le dessin, le théâtre, la musique… pour approfondir la compréhension.
- Une ambiance ludique et stimulante : L’humour, le mystère et la narration sont des outils essentiels.
Un enseignement interdisciplinaire et actif de la géométrie : modeler un cube
Dans leur étude The Study of the Relationships of Teacher’s Creative Teaching, Imagination, and Principal’s Visionary Leadership1, les chercheurs Hsin-Hao Chen et Yu-Hsi Yuan ont montré que l’imagination des enseignants a un effet positif significatif sur leur enseignement créatif. L’imagination contribuant à l’innovation et à la génération d’idées, si les enseignants font bon usage de leur imagination, leur enseignement créatif s’améliorera, inspirant ainsi la créativité de leurs élèves.
En effet, un enseignant inspiré et imaginatif crée un environnement d’apprentissage stimulant, où l’élève se sent encouragé à explorer, expérimenter et exprimer ses propres idées. Un professeur qui fait preuve de créativité (dans sa manière de parler, d’expliquer, de raconter) montre à l’élève qu’il a lui aussi le droit d’inventer et de penser autrement. En créant un climat propice à l’imagination, le professeur plonge les élèves dans un univers riche en images et émotions, stimulant ainsi leur propre créativité. En posant des questions intrigantes, qui laisse place à l’inconnu et au mystère, il pousse l’élève à réfléchir et imaginer. S’il encourage la diversité des réponses et des points de vue, l’élève osera alors exprimer des idées nouvelles.
Le rôle de l’enseignant est donc primordial pour nourrir l’imagination des élèves et stimuler leur créativité. Il est essentiel que l’enseignant soit inspiré lui-même, qu’ils vivent intérieurement les images qu’il va transmettre pour que celles-ci puissent agir sur les élèves.
Imagination et liberté
La pédagogie Waldorf conçoit l’éducation comme un moyen de développer des individus équilibrés, sensibles et libres, dotés d’une pensée autonome, d’un esprit critique et qui pourront contribuer à une société plus humaine. Cette vision de l’éducation comme un processus libérateur est partagée par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Dans son œuvre majeure, Pédagogie des opprimés, il développe une conception de l’éducation comme un outil d’émancipation plutôt que de domination.
Il considère que l’éducation ne doit pas être un simple transfert de savoirs (éducation “bancaire”, où l’élève est un réceptacle passif), mais un processus dialogique et critique qui permet aux apprenants de prendre conscience de leur réalité et d’agir pour la transformer. Cette prise de conscience (conscientização) est essentielle pour accéder à la liberté. L’imagination joue un rôle fondamental dans ce processus d’éducation libératrice. Elle est un levier essentiel pour la « conscientização » et pour la transformation sociale.
L’imagination est un moteur fort de libération : elle permet de questionner, d’inventer et d’agir pour transformer la réalité
L’imagination : s’ouvrir à des alternatives
Freire insiste sur la nécessité de dépasser une simple mémorisation passive des connaissances. L’imagination permet aux apprenants de repenser leur réalité, d’envisager d’autres perspectives et de remettre en question les systèmes d’oppression.
Le dialogue et la narration comme espaces d’imagination
Dans l’approche de Freire, l’apprentissage se fait à travers le dialogue et les récits, qui stimulent l’imagination collective. En partageant leurs expériences et en écoutant celles des autres, les apprenants développent leur capacité à se mettre à la place d’autrui et à imaginer des changements sociaux concrets.
L’éducation comme acte créatif
Loin d’être une simple transmission de savoirs, l’éducation selon Freire est un acte de création. Il s’agit d’inventer de nouvelles manières de comprendre le monde et de construire une pensée critique. L’imagination alimente ce processus : elle permet aux apprenants de concevoir d’autres manières de penser et d’agir.
L’imagination est donc un moteur fort de libération : elle permet de questionner, d’inventer et d’agir pour transformer la réalité. Elle a toute sa place dans un modèle éducatif qui a pour vocation d’amener les jeunes à devenir des être libres et autonomes et aptes à repenser et transformer le monde dans lequel nous vivons. En ce sens, il nous apparait important que cette manière d’enseigner, faisant appel à l’imagination et à la créativité, tant du professeur que des élèves, ne soit pas réservé à quelques établissements alternatifs mais trouve une place, même partielle, au sein des pratiques pédagogiques des systèmes d’éducation publique. Au Kenya, l’essai a déjà été fait et les résultats, encourageants, ouvrent des pistes de réflexion pour étendre cette expérience.