Réfutation des propos de Grégoire Perra

Réaction de la Fédération aux propos publiés dans Le Point

Dans l’article paru le 29 avril 2019, le journal le Point accorde un grand entretien à Gregoire Perra, sous le titre « Anti-vaccins, délires cosmologiques… les étranges ‘vérités’ des anthroposophes ». Les établissements scolaires représentés par notre Fédération sont évoqués dans des termes qui appellent de notre part les commentaires qui suivent.


L’intention fondatrice de la pédagogie Steiner-Waldorf est de favoriser l’épanouissement d’individualités libres et créatives qui puissent apporter leur dynamisme et leur énergie de transformation à la société contemporaine. Elle renonce ouvertement à vouloir conformer l’enfant à des objectifs préétablis par la société ou par une idéologie et fait confiance en son développement. Le pédagogue n’a pas à transmettre des savoirs figés et encore moins des « savoirs anthroposophiques ». Il cherche à créer des contextes d’expérience adaptés aux phases de développement de l’enfant pour que celui-ci s’approprie les mondes sensoriel, social, artistique et intellectuel de son époque, et puisse y devenir souverain et créatif à sa manière. Nous renvoyons aux travaux de Loïc Chalmel, enseignant chercheur en sciences de l’éducation et directeur de laboratoire à l’Université de Haute Alsace, qui a travaillé sur la pédagogie Steiner-Waldorf dans la perspective d’une pédagogie de l’autonomie et dont une interview est d’ailleurs parue récemment : « Tout d’abord, la pensée de Steiner n’a rien de doctrinaire ou de sectaire. Son projet, développé notamment dans le livre La Philosophie de la liberté, cherche au contraire à libérer l’être humain, à le rendre libre et autonome dans sa pensée, dans son existence et dans sa façon de communiquer avec ses semblables. Tous les ingrédients d’une forme de désaliénation s’y trouvent en fait réunis. Penser que Steiner voulait endoctriner des individus pour qu’ils deviennent des agents de sa pensée est donc faire preuve de dilettantisme. ».

Dès la création de la première école Steiner-Waldorf, Rudolf Steiner s’est exprimé avec force contre l’idée d’enseigner l’anthroposophie aux enfants. Le chercheur en science de l’éducation Heiner Ulrich, spécialiste le plus critique en Allemagne vis-à-vis de la pédagogie Steiner-Waldorf, le reconnaissait dans le journal Die Zeit du 19 avril 2019 : « L’anthroposophie n’est pas enseignée dans les écoles Waldorf ». Insinuer qu’il y aurait un endoctrinement subtil des élèves est une manipulation intellectuelle qui ne résiste pas aux faits ni aux études. La grande majorité des élèves d’écoles Steiner-Waldorf ne s’intéressent pas à l’anthroposophie, comme le conclut par exemple une étude conduite par Heiner Barz et Dirk Randoll [1]. Si le faible pourcentage d’anciens élèves qui travaillent dans une institution d’orientation anthroposophique est le prétexte grâce auquel M. Perra se permet de parler d’« endoctrinement élastique », nous soulignons la faiblesse d’un tel argument. Doit-on en déduire que l’Éducation nationale pratique un endoctrinement élastique du fait qu’un certain pourcentage des élèves deviendront enseignants à l’Éducation nationale ? Il aurait aussi fallu demander ses sources à M. Perra quant à son interprétation de la spirale de l’avent, parfois organisée dans les écoles Steiner-Waldorf. Comment peut-il expliquer qu’une fête supposée, selon lui, promouvoir une « doctrine anthroposophique » puisse être pratiquée dans d’autres pédagogies, comme par exemple la pédagogie Montessori qui n’a rien à voir avec l’anthroposophie ?

Rappelons, comme cela est confirmé par de récents travaux universitaires indépendants [2] et souligné par les différentes encyclopédies et dictionnaires qui la définissent [3], que l’anthroposophie est une approche de type philosophique qui se base donc sur la pensée. Aucune foi aveugle n’est exigée et personne n’est appelé à adhérer à un dogme en travaillant avec l’anthroposophie : il s’agit d’une recherche individuelle ou collective libre, que chacun pratique à sa façon avec les idées qui l’inspirent et sur lesquelles il souhaite travailler. L’anthroposophie est une spiritualité laïque qui fut une source d’inspiration pour de nombreux artistes, comme par exemple Vassily Kandinsky, Joseph Beuys, Andrei Tarkovsky ou encore Hilma Af Klint, mais également pour la pédagogie, l’agriculture biologique, la médecine complémentaire ou encore la finance éthique.

Si l’œuvre de Rudolf Steiner est éclectique et comporte des déclarations parfois surprenantes, elle fait l’objet de travaux universitaires indépendants, en particulier une édition critique universitaire en Allemagne, qui, sans en faire l’éloge, montrent sa cohérence et son enracinement dans la tradition culturelle et philosophique allemande. Dans une culture scientifique dominée par le matérialisme, certaines perspectives de l’anthroposophie peuvent paraître originales, mais considérées dans l’histoire de la pensée humaine et de la spiritualité depuis l’antiquité, ainsi que dans de grands débats de la culture contemporaine, elles ne sont pas si étonnantes. Les idées de réincarnation ou de corps subtils, par exemple, peuvent être débattues du point de vue scientifique ou philosophique, et n’ont pas à être considérées comme des hérésies. Mais tout cela n’a rien à voir avec les idées farfelues que M. Perra prête à l’anthroposophie, qu’il caricature, déforme et décontextualise sans cesse, avec l’intention évidente de la défigurer. Ce genre de méthode permet de falsifier facilement n’importe quelle philosophie. Aucun pédagogue Steiner-Waldorf ne travaille avec les idées absurdes exposées par M. Perra. La réalité pratique du monde des écoles Steiner-Waldorf le montre.

La meilleure réfutation des propos de M. Perra reste en définitive les résultats obtenus par la pédagogie Steiner-Waldorf depuis 100 ans : de nombreuses études universitaires dans le monde ont illustré comment cette pédagogie engendre un taux de satisfaction élevé chez les élèves et les parents, ainsi que d’autres effets positifs, et favorise chez ses anciens élèves la créativité, l’autonomie, l’adaptation sociale, la réussite aux examens et l’insertion professionnelle. Par quelle distorsion M. Perra parvient-il à y voir le projet de fondation d’une contre-société, ou encore une « grave atteinte à la raison » ? L’étude Rudolf Steiner Schule im Elterntest conclut notamment : « Les résultats montrent que l’éducation Waldorf contient les ingrédients d’une bonne école moderne et comment ils fonctionnent avec succès dans la pratique scolaire » [4]. Ou bien nous lisons dans l’étude Bildungserfahrungen an Waldorfschulen : « Un plus grand plaisir d’apprendre, un meilleur soutien de la part des enseignants, une plus grande confiance en soi, moins de stress à l’école et moins de problèmes de santé comme les troubles du sommeil ou l’anxiété scolaire – voilà les aspects positifs que peut revendiquer la pédagogie Waldorf si l’on compare les élèves des écoles Waldorf à ceux des écoles conventionnelles » [5]. La prestigieuse Université de Stanford a publié en 2015 également un rapport très positif [6]. De nombreux anciens élèves ont pu s’illustrer dans la société en accédant à des responsabilités importantes (comme Jens Stoltenberg, ancien premier ministre Norvégien et porte-parole de l’OTAN) ou des récompenses prestigieuses (comme Thomas Suddhof, prix Nobel de médecine en 2013).

Concernant la question de la vaccination, les écoles Steiner-Waldorf respectent comme tous la loi concernant l’obligation vaccinale. La défiance envers les vaccins est aujourd’hui forte en France et le fait que le taux de vaccinations soit moins élevé concernant les vaccins non-obligatoires dans l’environnement des écoles Steiner-Waldorf s’explique aisément par le fait que le public de ces écoles est largement de type « alternatif », et non par de prétendus éléments de « doctrine anthroposophique » : Rudolf Steiner a lui-même insisté en son temps pour que la loi soit respectée sur la question des vaccinations et a qualifié les postures anti-vaccinales radicales de « fanatiques ». La International Federation of Anthroposophic Medical Associations a également formulé clairement sa position concernant les vaccins : elle reconnaît sans réserve les bienfaits apportés par la vaccination, exige que les médecins se soumettent à la loi, mais favorise toujours un acte médical individualisé, ce qui correspond à sa conception d’une médecine soucieuse de l’originalité de chaque patient. L’actualité médiatique révèle récemment une épidémie de rougeole en Nouvelle Aquitaine (région où aucune école Steiner-Waldorf n’est présente), peut-être en lien avec la Foire du jambon à Bayonne. Mais M. Perra pourrait éventuellement « repérer des éléments de la doctrine de Steiner » chez les charcutiers du Sud-Ouest de la France. Quelles sont les limites à sa théorie du complot, s’il est capable de déclarations délirantes comme « Ils ont réussi à nommer une ministre en France » ?

De plus, M. Perra qualifie de « fable » l’opposition entre la pédagogie Steiner-Waldorf et l’idéologie nazie. Les documents historiques qui attestent des actions de ce régime totalitaire sont loin d’être des fables. Il suffit d’évoquer le décret de la Gestapo qui procède à la dissolution de la Société anthroposophique en 1935 [7]. La pédagogie Steiner-Waldorf y est décrite comme « une éducation individualiste, orientée vers l’être humain singulier, qui n’a rien de commun avec les bases éducatives du national-socialisme ». La dissolution est décrétée « en raison des oppositions entre la vision du monde de la Société anthroposophique et les pensées nationales-socialistes sur les peuples ». De même, le journaliste aurait pu demander à M. Perra de s’expliquer sur les propos de Jacob Wilhelm Hauer, spécialiste nazi des religions à l’Office central de la sécurité en 1935 : « il est absurde de discuter avec les anthroposophes. On ne discute pas avec les bactéries, on les extermine » [8]. Dès 1921, Hitler lui-même accusait dans un article Rudolf Steiner d’être « adepte de la triarticulation de l’organisme social et d’autres méthodes juives destinées à ruiner l’état intellectuel des peuples ». Hitler y écrit aussi que le « juif » est « ami du Dr Rudolf Steiner » [9]. Et pour clore définitivement ce débat sur le nazisme : comment se fait-il que non seulement il existe des écoles Steiner-Waldorf en Israël, mais que la pédagogie Steiner-Waldorf y jouisse d’une reconnaissance bien meilleure qu’en France de la part de l’État israélien ? Comment serait-il possible qu’une philosophie ayant les moindres liens avec l’idéologie nazie puisse prospérer en Israël [10]? Qui ne voit pas l’absurdité du propos ? Voilà les faits réels et voilà pourquoi de telles insinuations ne relèvent pas seulement de la distorsion malencontreuse, mais de la diffamation intentionnelle.

Si M. Perra est parvenu à être relaxé pour « bonne foi» suite à une plainte pour diffamation de la Fédération en Avril 2013, il ne précise pas que les propos incriminés à l’époque ont été reconnus « diffamatoires » lors du jugement qui stipule aussi que « aucune offre de preuve n’a été formulée » à l’appui de ses déclarations. De même, aujourd’hui, il ne fournit aucune preuve et semble considérer que la relaxe obtenue à l’époque constitue un « laisser-passer » pour diffamer la pédagogie Steiner-Waldorf partout où il le peut.

Lorsque M. Perra admet dans son interview avoir pratiqué un endoctrinement auprès des élèves, ceci n’engage bien évidemment que lui : cette attitude est inacceptable au sein de nos établissements et nous la condamnons. D’ailleurs, lorsqu’il prétexte qu’une réflexion critique l’aurait conduit à quitter l’enseignement dans une école Steiner-Waldorf, il se garde bien de préciser qu’il a quitté son poste suite à de très graves manquements à la déontologie, en particulier un signalement d’attouchements à caractère sexuel sur élève mineure, confirmés par ses propres aveux écrits. La croisade frénétique qu’il mène contre la pédagogie Steiner-Waldorf ressemble davantage à une tentative de déresponsabilisation grossière de sa propre attitude déviante, qui a conduit à son éviction des écoles Steiner-Waldorf, qu’au travail d’un lanceur d’alerte honnête.

La Fédération – Pédagogie Steiner-Waldorf accepte volontiers les critiques, mais il y a une différence très claire entre les procédés de M. Perra et une critique constructive. Il ne s’agit en aucun cas de combattre la liberté d’expression ou le droit au témoignage, encore moins de chercher à attaquer personnellement M. Perra, mais il est de notre devoir de défendre l’honneur d’une pédagogie qui présente depuis un siècle, études à l’appui, des résultats positifs notables et qui n’a pas à être souillée par des propos mensongers, diffamatoires ou insultants. C’est également pour cette raison que la Fédération – Pédagogie Steiner-Waldorf en France a décidé de porter plainte contre M. Perra, suite à la parution sur son blog, en Octobre 2018 d’un texte particulièrement calomnieux.


[1]Barz, Heiner Barz, da Veiga, Marcelo da Veiga, Absolventen von Waldorfschulen, Eine empirische Studie zu Bildung und Lebensgestaltung, Springer, 2007

[2]Hartmut Traub, Philosophie und Anthroposophie, Die philosophische Weltanschauung Rudolf Steiners – Grundlegung und Kritik, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart 2011 et Christian Clement,Rudolf Steiner: Schriften. Kritische Ausgabe, frommann-holzboog Verlag e.K, 2018

[3]Voir par exemple: Encyclopdædia Britannica(entrée: Anthroposophy), Brockhaus(entrée: anthroposophie), Dictionnaire de l’ésotérisme(entrée : anthroposophie), et Robert Sumser, Rational occultism in fin de siècle Germany: Rudolf Steiner’s modernism, History of European Ideas, Pergamon 1994, https://doi.org/10.1016/0191-6599(94)90082-5

[4]Heinz Brodbeck, Rudolf Steiner Schule im Elterntest, PubliQation Academic Publishing, 2018

[5]Liebenwein S., Barz H., Randoll D. (2012) Zusammenfassung zentraler Befunde: Waldorfschule aus Schülersicht. In: Bildungserfahrungen an Waldorfschulen. VS Verlag für Sozialwissenschaften, Wiesbaden

[6]https://edpolicy.stanford.edu/sites/default/files/publications/scope-report-waldorf-inspired-school.pdf

[7]Décret de Reinhard Heydrichs, Preußische Geheime Staatspolizei, Berlin, 1er novembre 1935, StAM LR 17 134354, BAD Z/B 1 904, BAK R 43 II/822.

[8](pforzheimer Anzeiger du 10/1/1934) cité dans « la question des races dans l’œuvre de Rudolf Steiner » Stéfan Leber éditions triades, p 48

[9]Adolf Hitler, « Staatsmänner oder Nationalverbrecher », in Der Völkischer Beobachter, 15 mars 1921

[10]Voir par exemple:https://www.melabes.co.il/education/21948et https://m24.co.il/2018/08/22/ביהס-ולדורף-בהרדוף-נבחר-כבית-הספר-מצט/