anciens élèves et anciens parents à l'école Steiner Waldorf

Nancy Huston

Écrivaine Ancienne élève

Nancy Huston, femme de lettres et musicienne franco-canadienne, a exprimé à plusieurs reprises sa reconnaissance envers la pédagogie Steiner-Waldorf, dans une lettre écrite en 2008, à l’occasion d’un colloque organisé à Arles, par la Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf et les Editions Actes-Sud, et beaucoup plus récemment, en 2024, à la demande de l’ANPAPS, sur le site duquel vous pouvez retrouver ce dernier témoignage.


Une grande reconnaissance pour les valeurs acquises pendant sa scolarité

Dans son dernier témoignage, Nancy Huston est revenue sur les valeurs qu’elle a gardées de son  éducation dans une école Waldorf du New Hampshire :Nancy Huston, ancienne élève de l'école Steiner Waldorf

L’enseignement Waldorf, « tourné vers la nature et le rythme des saisons », valorisant le bois et les « matières nobles », rendant hommage à la terre, fêtant les récoltes à l’automne et l’éclosion de la vie au printemps, ne ressemble-t-il pas davantage aux religions des autochtones de l’Amérique du Nord qu’à celles de ses colonisateurs ?

La pédagogie contemporaine des écoles publiques, elle, est l’héritière directe, inavouée et inavouable, d’une éthique, elle, bien occidentale: individualisme, concurrence forcenée, scission du corps et de l’esprit avec l’impératif pour celui-ci de contrôler, diriger, dominer et réprimer celui-là, surtout travail, gagner sa vie à la sueur de son front… et si les faibles tombent en chemin, eh bien, c’est que Dieu ou Wall Street l’ont voulu.

Les écoles d’aujourd’hui forment la société de demain, et un coup d’oeil sur nos méthodes d’enseignement nous donnent une bonne idée de la société dont nous rêvons. Oublier le corps pendant les heures de classe. Ne faire aucune pause, aucun arrêt, ne marquer aucune transition. Ne surtout pas s’aider les uns les autres, ne pas discuter de ce que l’on apprend pour le digérer ou pour en interroger l’utilité, la pertinence. Non : prouver au contraire que l’on est « dans le coup » – avec, dès que possible, les technologies de pointe. Lire plus vite écrire plus vite répondre plus vite aux questions à choix multiples pour les tests de QI, terminer l’école plus vite pour décrocher un emploi plus vite partir plus vite à la retraite et mourir plus vite. Ouf c’est terminé. (Sur le rapport pathologique de notre société au temps, il faut lire le beau roman de Peter Hoeg sur l’enfant inadapté qu’il fut : Borderliners).

L’anthroposophie n’est pas directement enseignée dans les écoles Waldorf (pas plus que l’on n’enseigne, dans les écoles privées catholiques, les principes fondamentaux de la théologie élaborée par les Pères de l’Église) ; mais au cours de mes années High Mowing, je crois avoir glané par osmose les principes de base de l’anthroposophie. La grande idée de Steiner, c’est la primauté du spirituel (ce qui n’est pas la même chose que le religieux), et il est très significatif que dans toutes les activités des écoles Waldorf, la voie vers cette spiritualité passe par le corps.

Immense découverte, encore incomplètement assimilée, de la neurologie et de la biologie contemporaines : l’esprit fait partie du corps, n’est pas autre chose que lui, ne lui pré-existe ni ne lui survit. Si nous voulons nourrir notre esprit, le rendre sain, fin et humain… eh bien, nous devons nous occuper de notre corps : ses rythmes, ses besoins, ses élans. Il faut, oui, apprendre à nous servir de nos mains, de nos yeux, de nos oreilles, de notre peau.

Surtout, il faut apprendre à vouloir apprendre, plutôt qu’à être le premier de la classe.

Les critiques des écoles Steiner-Waldorf prétendent souvent qu’elles ignorent le curriculum obligatoire – le fameux « programme ». Or, non content.es d’avoir un parcours plus riche, plus harmonieux et plus joyeux que le parcours typique des élèves du public, les élèves de ces écoles obtiennent, statistiquement, de meilleurs résultats aux examens. Contrairement aux rumeurs malveillantes, ces élèves ne deviennent pas en général des drop-outs, de grands paresseux baba-cool qui passent leur vie à jouer avec des poupées de chiffon et à tricoter. Dans l’ensemble ils se débrouillent, et sont bien dans leur peau.

Je me dis que c’est cela qui dérange. Les critiques des écoles Steiner Waldorf voudraient que tout le monde soit logé à la même enseigne qu’eux : l’enseigne du ressentiment, de l’obéissance et du conformisme. Or c’est justement cette éthique du « travailler plus pour gagner plus » qui, en ce début du XXIe siècle, est en train de détruire les ressources de la Terre… et celles de ses habitants. »

Un changement radical

En 2008, Nancy Huston était revenue sur les circonstances dans lesquelles elle avait intégré une école Waldorf, sur les souvenirs qu’elle en gardait, et sur la transformation qui s’était opérée en elle suite à cette scolarisation :

“Mai 1968 : déçu par son emploi de professeur titularisé à l’université de Calgary, mon père prend la décision (apparemment insensée, pour un père de six enfants !) d’en partir. Il fait un immense périple à travers le continent nord-américain, visite plusieurs écoles et universités, reçoit trois offres d’emploi, réfléchit, discute avec ma belle-mère, et prend sa décision : ce sera la High Mowing School, près du petit village de Wilton dans le New Hampshire, soit… à plus de trois mille kilomètres de Calgary ! Puisque cette école est un lycée et que j’entre cet automne-là en Première, j’y serai inscrite à titre gracieux en tant que fille d’enseignant (sans cela, les frais d’inscription eussent été dissuasifs…).

Je suis catastrophée. J’ai 14 ans et demi et, pour moi comme pour tous les adolescents, ce qui compte le plus c’est d’être acceptée par mes pairs. Là, je vais perdre tous mes amis, sans parler de mon statut durement gagné dans la hiérarchie de popularité de mon école… « Tu as pensé à moi? » demandé-je à mon père pendant le voyage, en pleurant… Et, encore aujourd’hui, je me souviens de sa réponse : « A vrai dire, oui : en visitant cette école et en pesant le pour et le contre, j’ai justement pensé à toi, et j’ai pensé que ça serait bien pour toi. »

Difficile pourtant d’imaginer contraste plus violent.

Photo High Mowing school

Je quitte une grande école publique, située au milieu d’une ville de plusieurs centaines de milliers d’habitants – une école où j’essaie de faire oublier mes notes scintillantes en apprenant par coeur la dernière chanson des Beatles, en me maquillant de façon outrancière, en fréquentant les rayons « mode » des grands magasins et en fumant des cigarettes en cachette…. J’intègre une école au milieu de la forêt, une pension où habitent… 80 élèves en tout et pour tout, pour quatre promotions ! Dans la mesure où, fille d’enseignant, je continue de vivre au sein de ma famille, mon expérience de la High Mowing School n’est pas tout à fait typique. N’empêche que les deux années que j’y passe vont me transformer en profondeur.

L’anthroposophie, comprise par une ancienne élève

Au bout de quelques jours, on m’explique que High Mowing est une « Waldorf School » ou « école Rudolf Steiner », mais – respectant en cela les principes du maître lui-même – on ne nous enseigne jamais sa philosophie (l’anthroposophie, j’aimais bien le mot) ; plutôt, on l’applique dans la manière d’aborder toutes les matières. Concrètement, cela veut dire que les élèves sont amenés à comprendre l’intérêt et la beauté de tous les domaines de savoir, depuis les mathématiques jusqu’à l’histoire en passant par le théâtre, la botanique, les langues, la poterie et l’eurythmie. On nous suit individuellement, on se réjouit de nos progrès, on nous écoute. On nous encourage à se respecter – chacun soi-même et les uns les autres. On nous apprend à être curieux. On nous incite à chercher l’équilibre, l’harmonie entre l’esprit et le corps.

Des professeurs inoubliables

Alors que j’ai oublié depuis belle lurette les noms de mes profs du collège et de l’université, je me souviens de chaque professeur de High Mowing sans exception.

Gene Miller, qui nous faisait écrire des haïkus en atelier d’écriture ! Frank Waterman, qui a décortiqué avec nous, trois heures durant, dix lignes d’une tirade de Macbeth. Sabina Nordoff, superbe léonine quinquagénaire – inoubliable prof d’eurythmie et future amie. Pascale Sarkésian, qui m’a fait aimer la langue française à travers des chansons et des pièces de théâtre contemporaines. Steve Eberhardt, qui a mis le feu au plafond du laboratoire scientifique en voulant nous montrer les étonnantes propriétés du phospore. Je n’oublierai pas non plus les cours d’histoire de l’art prodigués par Beulah Emmett la directrice de l’école (alors septuagénaire), ni sa façon de nous lire à voix haute, à raison d’une heure par semaine, en terminale – à nous une vingtaine de hippies aux cheveux longs et aux jeans déchirés ! – la Divine Comédie de Dante. Médusés, nous étions ! Et durablement marqués.

C’étaient des personnalités fortes, généreuses, hautes en couleur. Des gens passionnés et passionnants. Du coup, nous nous accordions nous aussi le droit d’être passionnés. Au lieu de nous lancer dans la course aux bonnes notes, ils nous invitaient à nous émerveiller devant la complexité du monde et l’éclosion de nos propres forces.

Du vilain petit canard au cygne

Mon histoire entre 1968 et 1970 ressemble un peu au conte du vilain petit canard. L’adolescente coincée, angoissée, stressée, perpétuellement en marge, souffrante, complexée… se transforme progressivement en « cygne ». Elle noue de vraies amitiés pour la première fois de sa vie, prend confiance en elle, se détend, s’ouvre, s’épanouit…. Ma deuxième et dernière année à High Mowing, je serai déléguée de classe puis « présidente » de tous les élèves, je jouerai du piano à toutes les cérémonies et fêtes, tiendrai des rôles importants dans des pièces de théâtre, cesserai enfin de vivre mon intelligence comme un handicap !

L’expérience ineffaçable de la High Mowing School m’a aidée à vouloir des choses pour moi-même, et à réfléchir aux valeurs. Je ne remercierai jamais assez l’université de Calgary pour les mauvais traitements qu’elle a infligés à mon père….”

Lettre écrite à l’occasion du colloque organisé à Arles par la Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France le 10 mai 2008, en partenariat avec les éditions Actes Sud.

Nancy Huston
Écrivaine, musicienne