La formation artistique des enseignants

une réponse aux enjeux de l’ère digitale

Dans un article publié le 27 mars 2024, dans la revue Frontiers in Education et intitulé Artistic practice in Waldorf teacher education: a sensory-aesthetic concept for a digital age, Peter Lutzker, de l’institut de formation des enseignants Waldorf à Stuttgart, expose la nécessité et les effets de la pratique artistique des enseignants.


Tableau de classe à l’école Mathias Grünewald

Aujourd’hui, les enfants grandissent dans un environnement hautement digitalisé. Il en résulte la réduction significative de la connexion directe de ces jeunes, tant au monde qu’à leur propre corps. Puisque l’art recèle un potentiel unique : celui d’offrir une expérience esthétique et sensorielle riche, l’auteur étudie comment la formation artistique des enseignants des établissements Waldorf les prépare au mieux à faire face aux défis du monde actuel.

Présentation de l’article de Lutzker

Dans la première partie de son article, Peter Lutzker donne une brève et générale vue d’ensemble de la formation des enseignants des écoles Waldorf. L’origine et les principes qui la guident, parmi lesquels celui de considérer le fait d’enseigner comme étant déjà un art en soi. Dans la deuxième partie, il rappelle que l’importance de l’art en éducation est reconnue par de nombreux pédagogues et a donné lieu à de multiples études. Dans la troisième partie, il étudie plus spécifiquement les effets des cours de sculpture, musique et art oratoire au sein de l’enseignement Waldorf. La discussion proposée dans la quatrième et dernière partie s’appuie sur des sources internes et externes à cette pédagogie, pour observer, du point de vue des sciences de l’éducation, les cours d’art dans la formation des enseignants.

L’enseignement comme un art en soi

Peter Lutzker évoque tout d’abord les débuts de la première école Waldorf, à Stuttgart, en 1919. Rudolf Steiner y anima des sessions de formation à l’intention des enseignants jusqu’en 1924, puis, le premier cours officiel de formation des enseignants débuta dans cette même ville en 1928.  Actuellement, il en existe plus de 200 répartis dans 70 pays. Leurs programmes sont composés tant de sessions académiques accréditées que de séminaires et conférences. Le développement de l’enfant et de l’adolescent, perçu du  point de vue de l’anthropologie, de la pédagogie et de la psychologie de l’éducation, en est l’une des composantes, tout comme la méthodologie, la didactique des matières enseignées et des mises en situation concrètes.

Dans la mesure où, dans cette approche pédagogique,  l’enseignement est lui-même perçu comme un art, la formation artistique des enseignants est vue comme le moyen de les préparer à la maîtrise de cet art

Cette notion n’est pas propre à la pédagogie Steiner-Waldorf mais était déjà en vigueur dans la Grèce ancienne et durant la Renaissance. Aux Etats-Unis, elle est liée aux conférences publiques données par le philosophe et psychologue William James aux futurs enseignants à Cambridge en 1892. John Dewey, et bien d’autres, avaient aussi perçu son importance.

Le rôle de la pratique artistique dans l’enseignement Waldorf

Compte tenu de l’importance accordée à l’art dans les écoles Waldorf, il est demandé, à tous les professeurs, de quelque matière et quelque niveau que ce soit, de s’engager dans une pratique artistique régulière qui constituera une partie de leur préparation à devenir de artistes dans l’enseignement de leur domaine. La gamme artistique est large : le théâtre, la musique, le conte, la sculpture, la peinture, le dessin, l’eurythmie, le clown, la gymnastique Bothmer, le land art.

Ne pouvant, dans le cadre de son article, détailler les apports de chacune de ces disciplines, Peter Lutzker a choisi d’en sélectionner trois, celles que Rudof Steiner appelait « les trois arts maîtres » : le modelage de l’argile, la musique et l’art oratoire.

Modeler de l’argile aide, entre autres, à prendre conscience des capacités sensorielles de chacune de ses mains. Représenter une figure humaine nécessite de connaître les organes internes et externes, voire leur fonctionnement.

La pratique musicale, qui inclut le chant, intervient aussi dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Elle influence la perception du corps, de l’espace, du temps, aide à comprendre la vision d’un compositeur, à partager la réalisation, en groupe, d’une œuvre,

L’art oratoire est primordial dans l’enseignement. La voix, la prononciation, les gestes, les mimiques, le langage du corps sont autant d’éléments par lesquels le professeur enseigne. Jouer du théâtre, raconter des contes, déclamer de la poésie permettent de donner toute leur place à chaque élément d’une langue : les phonèmes, la composition des mots, leurs sonorités, leur essence, leur signification, la communication et la kinesthésie

Les effets de cette formation sur la pratique enseignante, selon les résultats de travaux de recherche

Une masse considérable de travaux de recherche concerne les effets de la formation des enseignants basée sur l’art. Même si en rendre compte ne constitue pas l’objet de l’article rédigé par Peter Lutzker, il cite néanmoins quelques témoignages de participants à ces formations. Certains ont remarqué des changements positifs dans leurs émotions. Ceux qui ressentaient un manque de confiance en eux et doutaient de leurs propres capacités et compétences ont pris conscience de leur créativité, ont perçu comment s’adresser à un public d’élèves hétérogène, à utiliser le pouvoir de l’art comme outil de motivation.

Tous ces travaux montrent différents aspects des apports de l’enseignement artistique. La profonde conviction de plusieurs chercheurs est que l’étude et la pratique artistique constituent une part fondamentale de ce qu’est et de ce que devrait être l’éducation. Tout autant pour les élèves que pour les professeurs. Et que ce qui importe est intrinsèque, se situe dans la signification potentielle de l’expérience artistique et non dans son transfert à d’autres domaines. C’est aussi une forme paradigmatique d’apprentissage qui peut servir de modèle pour d’autres formes d’apprentissage.

La profonde conviction de plusieurs chercheurs est que l’étude et la pratique artistique constituent une part fondamentale de ce qu’est et de ce que devrait être l’éducation.

L’importance du développement sensoriel dans les apprentissages

Selon Peter Lutzker, les sens et le développement sensoriel jouent un rôle crucial dans l’éducation tandis que la pratique artistique renforce et développe la perception sensorielle et esthétique. Son postulat est que l’expérience sensorielle directe des enfants, des adolescents et des adultes d’aujourd’hui s’est réduite drastiquement. En Allemagne, explique-t-il, les adolescents passent la plupart de leur temps face à des écrans, dans des mondes numériques et virtuels. Cette situation entraîne un véritable déficit de liens directs avec le monde physique, alors que ces jeunes sont à un stade de leur développement physiologique et neurologique sensible. Ce constat soulève bien des questions éducatives tandis que dans de nombreuses études pédagogiques, psychologiques et neurologiques, il est fait état des effets négatifs ainsi générés.

C’est l’unité et la mutuelle dépendance du mouvement et de la perception qui forment la base de la connexion de notre corps au monde physique, et cette unité est essentielle  pour apprendre, écrit Peter Lutzker. Et il ajoute que vu les conséquences spectaculaires de ce déficit d’expérience sensorielle directe, il est impératif que la formation des enseignants en tienne compte et soit en capacité d’y remédier.

La fonction de l’art dans la formation des enseignants

Peter Lutzker nous rappelle que dans la philosophie grecque, le concept d’esthétique renvoie à l’expérience vécue, incarnée, ressentie et à la connaissance obtenue par le truchement des sens. Mais ce concept peut également être compris comme l’interaction de tous les sens, ce qui relie les personnes à leurs sensations, à leurs sentiments et leur donne la sensation de pleine conscience.

La réflexion de Rudolf Steiner, sur l’étendue et l’importance des sens rejoint l’approche  phénoménologique du développement sensoriel de Goethe. Ce dernier a établi sa théorie en se basant tant sur une abondante littérature scientifique que sur des observations précises. Peter Lutzker nous rappelle que Rudolf Steiner avait proposé un modèle des sens, qui dépassait les cinq sens classiques et les neufs sens reconnus aujourd’hui. Dans la pédagogie Steiner-Waldorf, une hypothèse veut que les capacités sociales humaines innées peuvent être développées par des formes correspondantes d’expérience sensorielle. Cette hypothèse conduit, entre autres, à l’adaptation du contenu d’enseignement à l’âge des enfants et à la nature de la formation des enseignants. Ainsi de leur formation artistique, qui est intégrée dans un concept plus large.

En conclusion, Peter Lutzker suggère que selon la perspective conceptuelle qu’il avance, il sera nécessaire de tenir compte de l’évolution rapide de la société dans laquelle grandissent les enfants en y intégrant des idées issues de sciences humaines : sciences de l’éducation, sociologie, psychologie de l’enfant et de l’adolescent, neurologie et les arts sans oublier le rôle de l’intelligence artificielle dans l’éducation. Pour cela, il propose d’utiliser la pratique artistique.

Le développement sensoriel ajouté à la pratique artistique permettent et approfondissent l’expérience artistique. Et dans le même temps, cette expérience artistique/esthétique contribue à l’émergence d’un dialogue plus riche et plus différencié avec le monde.

La formation des enseignants Waldorf est une des manières d’aborder cette thématique. Elle ne pourra que profiter et dépendre de plus en plus des idées et des pratiques des autres pour trouver des moyens de relever les défis éducatifs qui se posent à nous et, écrit-il, rendre possible aux enfants et aux adolescents, de vivre cette phrase d’Hannah Arendt “Etre chez soi dans le monde. »

 

Bernadette Nozarian