
L’enseignement du fait religieux en école Steiner-Waldorf
une approche culturelle et historique
Dans cet article, Steven Blanco-Cazeaux, professeur d’histoire et de philosophie à l’école Steiner-Waldorf de Verrières-le-Buisson, explore la place de la religion dans le parcours pédagogique des écoles Waldorf. À travers une approche culturelle, historique et artistique, il montre comment l’intelligence spirituelle peut être nourrie sans dogmatisme, en lien avec le développement de l’enfant et l’étude vivante des grandes civilisations.
Une place possible pour la religion à l’école : repères et enjeux
Dans un contexte scolaire français profondément marqué par la laïcité, la place de la religion dans l’enseignement peut sembler incertaine, voire problématique. Pourtant, si l’on envisage la religion non comme une doctrine à transmettre, mais comme un objet de culture, de pensée et d’histoire, elle retrouve toute sa pertinence dans une approche pédagogique globale.
Les écoles Waldorf, par leur liberté pédagogique et leur vision de l’enfant en développement, offrent un cadre propice à cet enseignement non dogmatique de la spiritualité. Loin de chercher à convertir ou à imposer une foi, il s’agit de nourrir l’intelligence spirituelle des élèves, de les familiariser avec les grandes traditions religieuses du monde, et de leur permettre de comprendre les forces culturelles, philosophiques et sociales qui ont façonné l’humanité.
Ce texte propose donc une réflexion sur l’enseignement du fait religieux dans les écoles Waldorf en France au XXIᵉ siècle, à la lumière d’un parcours pédagogique articulé entre récit, histoire, géographie, philosophie et littérature. Il s’inscrit dans une volonté modeste mais essentielle : offrir aux élèves des repères, des liens, et une ouverture vers l’universel – là où les traditions spirituelles dialoguent, se répondent et révèlent la profondeur de la quête humaine.
L’enseignement de l’histoire comme base de l’étude du fait religieux
L’enseignement de l’histoire occupe une place centrale dans la pédagogie Steiner-Waldorf. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre des faits ou des dates, mais de comprendre le devenir de l’humanité à travers les civilisations, les idées, les formes artistiques et les systèmes politiques. Ce parcours chronologique, profondément articulé au développement de l’élève, prépare le terrain pour une approche vivante et consciente des grandes questions spirituelles qui traversent les âges. C’est dans ce mouvement d’ensemble que le fait religieux pourra être abordé, en lien avec l’histoire, mais aussi la philosophie, l’art et la littérature.
Les gestes pédagogiques de la 6ᵉ à la 9ᵉ classe
Chaque niveau du cycle moyen (de la 6ᵉ à la 9ᵉ classe, soit les élèves de 12 à 15 ans) propose une approche historique spécifique, en lien avec le développement intérieur de l’élève.
En 6ᵉ classe (pour les élèves de l’âge de ceux de 6ème de collège, 11/12 ans), l’accent est mis sur la notion de fondation : les élèves découvrent Rome, sa civilisation, son organisation politique et sociale, ainsi que l’émergence du christianisme dans ce contexte.

En 7ᵉ classe (12/13 ans, ou 5ème de collège), le parcours historique commence avec le Moyen Âge, structuré autour des trois grands ordres de la société médiévale : ceux qui combattent (bellatores), ceux qui prient (oratores), et ceux qui travaillent (laboratores). Puis, l’étude du XVIᵉ siècle met en lumière les grandes mutations de la pensée européenne : nouvelles visions du monde, de l’homme et de Dieu.
En 8ᵉ classe (13/14 ans, ou 4ème de collège), les élèves explorent les tensions du XVIIIᵉ siècle, marquées par la perte de légitimité morale et financière du pouvoir, avant d’aborder les grandes transformations sociales du XIXᵉ siècle (révolutions industrielles, luttes politiques, évolution des idéologies).
En 9ᵉ classe (14/15 ans, ou 3ème de collège), le regard se tourne vers le XXᵉ siècle, traversé par des conflits majeurs et des oppositions radicales, mais aussi par des tentatives de pacification et de reconstruction, ouvrant à une compréhension plus nuancée de l’histoire contemporaine.
Des fils conducteurs historiques
Au fil de ces années, plusieurs fils directeurs émergent, traversant les siècles. La culture gréco-romaine, tout d’abord, apparaît dans les cours sur Rome, se prolonge dans la littérature médiévale, nourrit l’humanisme, l’art de la Renaissance et la cour de Louis XIV, et trouve un écho dans le régime républicain.
Le christianisme, ensuite, irrigue de nombreuses thématiques : de Rome au Moyen Âge (à travers l’Église et le schisme d’Orient), de la Réforme protestante aux sources d’inspiration artistiques de la Renaissance et de la monarchie absolue, jusqu’à la Révolution française.
Mise en valeur du cheminement des idées politiques et sociales et des croyances qui les sous-tendent
Le régime parlementaire est traité dans les cours sur les Lumières, la Restauration, les Républiques successives (IIIᵉ, IVᵉ, Vᵉ) et la République de Weimar.
Le libéralisme est abordé à travers les Lumières, la Révolution française, la monarchie de Juillet, la guerre froide, la construction européenne et la vie politique française après 1945.
La révolution industrielle occupe une place centrale, traversant les Lumières, l’époque napoléonienne, la monarchie de Juillet, le Second Empire et la Première Guerre mondiale.
Le socialisme est quant à lui présent dès la monarchie de Juillet et jusqu’au XXᵉ siècle, avec la IIᵉ République, le Second Empire, l’URSS, le Front populaire, la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et la politique française contemporaine.
L’expression artistique comme reflet des idées
Les arts jalonnent régulièrement l’enseignement de l’histoire. Chaque époque exprime son génie à travers l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la littérature, qui deviennent des portes d’entrée pour mieux comprendre les idées et les croyances qui façonnent les sociétés humaines.
Le « métageste » de la longue durée
Ce que je nomme le « métageste » – un geste des gestes – émerge de ce parcours. Il permet de montrer aux élèves que l’histoire ne se résume pas à une succession d’événements isolés, mais qu’elle constitue un cheminement cohérent à travers le temps. Les grandes idées (culture antique, religion, institutions politiques, économie, arts) traversent les siècles et nourrissent la volonté humaine. Elles sont les fils invisibles d’une histoire vivante et signifiante.
Religion et culture : une approche interdisciplinaire et non confessionnelle
Il ne s’agit ni de prosélytisme ni de catéchèse, mais d’un travail culturel et pédagogique qui vise à nourrir la réflexion, l’imagination et la connaissance des grandes traditions spirituelles de l’humanité.
Une opportunité pédagogique spécifique
Les écoles Waldorf, bien que non confessionnelles, appartiennent au secteur privé et ne sont donc pas soumises aux mêmes contraintes légales que les établissements publics quant à la laïcité stricte à appliquer. Elles évitent cependant l’enseignement d’un dogme particulier, comme cela peut être le cas dans les écoles confessionnelles.
Cette position singulière ouvre un espace de liberté pédagogique. Nous pouvons aborder la religion de manière culturelle, philosophique et artistique. La religion apparaît dans les œuvres qu’elle inspire, dans les systèmes de pensée qu’elle a nourris, dans les conflits qu’elle a traversés, et dans les structures sociales qu’elle a influencées. Elle peut être questionnée à travers la philosophie – qui l’inclut comme thème officiel au lycée – et analysée à travers l’histoire et la géographie, selon une logique compréhensive.
Karl Marx lui-même nous rappelait, dans sa théorie des superstructures, que les phénomènes religieux comme superstructure sont en lien avec l’infrastructure, c’est-à-dire, les processus de production. Une société de chasseurs-cueilleurs demandera à son shaman où il faut chasser, là où les pasteurs nomades demanderont au leur où il faut faire la transhumance et les Égyptiens feront du Nil un dieu pour la générosité et la régularité de ses crues nourricières.
Il ne s’agit donc pas de prêcher, mais d’interpréter, de relier et d’ouvrir à la réflexion. Pour reprendre Spinoza dans son Traité politique “je me suis soigneusement abstenu de tourner en dérision les actions humaines, de les prendre en pitié ou en haine ; je n’ai voulu que les comprendre”.
Connaître et comprendre, non croire
Le but de l’enseignement de la religion en école Waldorf n’est pas d’inviter à croire, mais de permettre aux élèves de connaître et de comprendre. Il ne s’agit ni de prosélytisme ni de catéchèse, mais d’un travail culturel et pédagogique qui vise à nourrir la réflexion, l’imagination et la connaissance des grandes traditions spirituelles de l’humanité.
La progression de l’enseignement du fait religieux au cours du cycle
Mythes et récits dans les petites classes
Dans les petites classes, la religion est présente de manière indirecte, à travers les mythes, récits et légendes issus des grandes civilisations. Les élèves découvrent ainsi les récits du Croissant fertile, d’Égypte, de Mésopotamie et d’Israël, ce qui prépare la compréhension des monothéismes.

Ils explorent aussi les mythologies indo-européennes, celtes, germaniques, grecques, romaines, perses et indiennes. Cette diversité offre une ouverture sur le monde, nourrit leur imaginaire et pose les bases d’une culture générale vivante et universelle.
Les deux autres religions abrahamiques dans les moyennes classes
Les moyennes classes sont l’occasion d’approfondir l’étude du christianisme, d’abord à travers ses origines dans l’Empire romain, puis avec le schisme d’Orient entre catholiques et orthodoxes. Ce dernier permet d’aborder des notions complexes, comme la Trinité, la querelle du filioque et la double nature du Christ.
La Réforme protestante est également étudiée, notamment à travers les cinq solae (solus Christus, sola fide, sola gratia, sola scriptura, soli Deo gloria) ou les cinq points du calvinisme (TULIP : Total depravity, Unconditional election, Limited atonement, Irresistible grace, Perseverance of the saints). Cette approche théologique trouve toute sa place dans une école qui vise à cultiver l’intelligence spirituelle sans imposer une foi.
L’islam est également abordé, dans ses dimensions historiques, culturelles et religieuses.
Les spiritualités orientales

En 8ᵉ classe, le cours de géographie sur l’Asie permet d’élargir le regard aux grandes traditions dharmiques : hindouisme, bouddhisme, ainsi qu’aux pensées chinoises confucéenne et taoïste.
Ces religions entrent en résonance avec d’autres aspects du programme. Elles peuvent être mises en lien avec le romantisme allemand, en musique comme en littérature, la pensée de Nietzsche ou de Schopenhauer en philosophie, la Révolution conservatrice dans la République de Weimar en histoire, ou encore la lecture wagnérienne du Parzival.
Civilisations et spiritualité dans les grandes classes
Ce parcours s’enrichit encore en 10ᵉ classe (15/16 ans, soit l’âge des seconde), où les grandes civilisations qui ont écrit les récits des petites classes sont étudiées à nouveau en histoire.
Les quêtes spirituelles sont enfin abordées dans la littérature, notamment en 11ème classe avec Perceval et le Conte du Graal puis en 12ème classe (17/18 ans) avec Faust. L’élève est ainsi invité à percevoir comment les récits spirituels anciens continuent d’irriguer notre imaginaire, nos formes artistiques et nos structures de pensée.
Une éducation au discernement et à la liberté intérieure
Ce que nous offrons aux élèves, ce n’est pas une croyance, mais un espace de compréhension.
L’enseignement du fait religieux en école Waldorf, tel qu’il peut être envisagé en France aujourd’hui, ne relève ni de la transmission d’un dogme, ni d’une neutralité vide de sens. Il s’inscrit dans un travail pédagogique conscient, qui relie les grandes traditions spirituelles à l’histoire, à la culture, à la pensée et à l’art.
Ce que nous offrons aux élèves, ce n’est pas une croyance, mais un espace de compréhension. Une cartographie vivante des imaginaires religieux, une conscience de leur poids historique et une sensibilité à ce qu’ils disent de la condition humaine.
Dans un monde fragmenté, où les repères sont souvent brouillés, il est plus que jamais nécessaire de permettre aux jeunes de saisir les racines spirituelles des civilisations, les dialogues qu’elles entretiennent, les tensions qu’elles ont traversées, et les formes de sagesse qu’elles ont proposées.
C’est ainsi que le fait religieux devient un objet de culture et de questionnement, un tremplin pour la pensée, un miroir pour l’âme.
L’école Waldorf, fidèle à son projet d’éducation intégrale, peut ainsi jouer un rôle unique : accompagner les élèves dans la découverte des grandes traditions spirituelles de l’humanité, non pour les faire croire, mais pour les aider à penser, à sentir, à comprendre. Et, peut-être, à s’orienter intérieurement avec plus de liberté.


