Les portraits d’enfants
Accueillir chaque enfant comme une personne unique
Les portraits d’enfants sont un outil spécifique aux écoles Steiner Waldorf. L’objectif ? S’enrichir des multiples perceptions des pédagogues pour élaborer une pédagogie respectueuse de l’entière personnalité de chacun.
Un matin de janvier, un grand violoniste, Joshua Bell, descendit dans le métro de Washington à la demande d’un journaliste. Ce dernier l’avait prié de jouer sur son Stradivarius des pièces de concert qu’il avait interprétées à guichet fermé quelques jours auparavant dans une grande salle de la ville. Environ 1000 personnes passèrent devant lui et seules 7 d’entre elles s’arrêtèrent avant de reprendre leur course… Suite au peu d’intérêt que cette prestation provoqua, le journaliste écrivit dans le Washington Post du lendemain : « Si nous pouvons passer devant l’un des plus grands violonistes de notre époque qui joue sur un instrument de légende les plus belles pièces de son répertoire sans le remarquer, devant quoi sommes-nous capables de passer sans y prêter attention ? » La question est sérieuse car nous passons sans doute quotidiennement devant des merveilles que nous ne percevons pas, faute d’en avoir conscience. Boris Cyrulnik, ce grand observateur de la nature humaine a écrit : « On ne perçoit du monde et on ne choisit de percevoir, de n’extraire du monde que ce à quoi notre développement et notre histoire nous ont rendu préférentiellement sensibles. » Autrement dit, nous sommes bien loin de percevoir l’ensemble de notre environnement, nous n’en percevons qu’une fraction qui est fonction de l’intérêt que nous avons pour elle. Le problème, c’est que nous ne savons pas à côté de quoi nous passons puisque nous n’en sommes pas conscients.
La question du journaliste du Washington Post est évidemment centrale pour tout le monde et plus particulièrement pour les enseignants. Chaque enfant recèle en lui des merveilles, des potentialités, des qualités qui ne demandent qu’à s’épanouir et la hantise de tout professeur c’est de passer à côté d’un élève sans percevoir les germes d’avenir qu’il porte en lui. Nous pouvons être de bonne volonté, chacun d’entre nous possède son propre point de vue et ne peut voir l’autre qu’à travers ses propres yeux et ne l’entendre qu’avec ses propres oreilles. C’est là évidemment une limitation conséquente qui fait obstacle à la perception globale de l’enfant.
Dans les écoles Steiner Waldorf, le cercle des professeurs tente de remédier à cet état de fait par un exercice particulier où chacun est invité à décrire un enfant du point de vue qui est le sien. Ces descriptions d’enfants que l’on appelle aussi “portraits d’enfants” sont des moments collégiaux au cours desquels les professeurs réunissent leurs perceptions et tentent d’élaborer ensemble une “nouvelle” image de l’enfant.
Cet exercice est ambitieux pour plusieurs raisons : tout d’abord, il faut éviter à tout prix de porter des jugements sur l’enfant. Dire d’un enfant qu’il est intelligent ou limité n’a aucune valeur et l’enferme dans une image figée qui lui porte préjudice. Ce qu’il convient de faire, c’est de décrire ce que l’on a observé, donc de “caractériser” le comportement de l’élève, ce qui demande déjà une autre préparation. Pour décrire un comportement, il faut s’intéresser, observer finement, se lier profondément à un individu. Là où le jugement se forme en quelques instants, la caractérisation demande du temps.
Chaque éducateur peut décrire l’activité d’un élève dans la matière où il l’observe. Les points de vue des professeurs de travaux manuels, d’éducation physique et sportive, de musique etc. se rencontrent et l’image qui apparaît est “plus grande” que l’ensemble des points de vue cumulés. La complémentarité des descriptions permet à chacun de revisiter sa position, de la désenclaver, de repartir avec une image intérieure “nouvelle” qui l’autorisera à jeter “un nouveau regard” sur son élève et à ne pas passer à côté d’une merveille sans la percevoir.
le regard que notre entourage jette sur nous est fondamental pour notre propre évolution
Lorsque ce travail est fait, on constate la plupart du temps que l’enfant évolue de façon positive et que cet exercice collégial – bien que l’enfant n’ait aucune conscience de sa tenue – l’a aidé à prendre un nouveau point d’appui en lui-même pour franchir les obstacles qui l’empêchaient de progresser.
La chose est facilement compréhensible : le regard que notre entourage jette sur nous est fondamental pour notre propre évolution. Combien de fois ne nous sommes-nous pas sentis blessés parce que nous évoluions dans un environnement hostile ? Au contraire combien de fois ne nous sommes-nous pas sentis pousser des ailes parce que les regards qui étaient jetés sur nous étaient attentifs, bienveillants ? C’est une évidence, celui qui a la chance de grandir dans un milieu qui le respecte, c’est-à-dire qui ne plaque sur lui aucune idée reçue, aucun jugement de valeur et qui suit avec intérêt ce qui grandit en lui, celui-là se trouve dans les meilleures conditions d’évolution.
La pratique des portraits d’enfants vise précisément à laisser émerger en ceux qui l’exercent une image nouvelle de l’enfant que l’on croyait connaître. Là où un professeur s’arrête, un collège peut continuer à progresser dans ses facultés de perception.
Cette parole de Saint-Exupéry peut devenir une boussole pour celui qui cherche à aider les enfants qui lui sont confiés : « Pour ce qui concerne l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible ». Les portraits d’enfants tendent à le rendre possible.
Philippe Perennes, professeur de classe à l’école Mathias Grünewald