Education répressive ou positive?

280 spécialistes affirment l’inefficacité des mesures répressives et du  “Time Out”

Un collectif rassemblant plus de 280 chercheurs et professionnels de l’enfance (voir ici la liste des signataires), signe une tribune dans Le Monde en date du jeudi 23 mars (accessible en intégralité sur Kassataya), afin de réaffirmer l’inefficacité voire la contre-productivité des méthodes éducatives répressives.


Transgressions volontaires ou comportement immature?

Le recours à d’anciens principes coercitifs tels que le “Time Out” (consistant à mettre à l’écart un enfant pour un temps limité) ou les punitions, qui ont été longtemps la norme en éducation est justifié par ses adeptes comme approprié pour empêcher les enfants de remettre en cause l’autorité des adultes. Ainsi, dans son ouvrage “File dans ta chambre! Donnez des limites éducatives à vos enfants” (InterEditions 2020) la psychologue Caroline Goldman décrit comme des “transgressions” le fait de « parler trop », « faire trop de bruit », « râler pour rien », « jeter les petits pots de la chaise haute ». Face à ces comportements, Caroline Goldman préconise de punir le jeune enfant, dès 12 mois, après lui avoir expliqué l’interdit, en « l’excluant dans sa chambre (ou toute pièce isolée) où [le parent] le laissera pleurer derrière la porte », et de « recommencer dès que l’enfant transgresse ». Selon elle, le parent ne doit « pas hésiter à laisser l’enfant, au-delà de 4 ans, une demi-heure ou plus dans sa chambre ». Et, si l’enfant tente de sortir, le parent doit prolonger l’isolement : « Tu viens de gagner vingt minutes de plus dans ta chambre ».

Les auteurs de cette tribune expliquent que « la méthode éducative répressive repose sur une vision qui prête à l’enfant des intentions agressives ou manipulatrices à l’égard de l’adulte ». Ils remettent en cause la qualification de “transgressions” pour ces comportements qui sont en fait tout à fait normaux chez les jeunes enfants, et sont dûs à leur immaturité et au fait qu’ils n’ont pas encore acquis la maîtrise de leurs comportements. Selon eux, en donnant cette explication négative au comportement des jeunes enfants, on risque d’augmenter en retour le recours à la violence et à l’usage répété de punitions. Le problème est que la recherche actuelle a montré à quel point cette méthode répressive est inefficace, voire contre-productive.

Contre-productivité de la méthode répressive

Ce collectif de chercheurs s’appuie sur un corpus scientifique conséquent démontrant les conséquences négatives de ces pratiques qui non seulement augmentent l’anxiété de l’enfant, ce qui aggrave ses problèmes de comportement, mais en plus ne lui enseignent pas comment se comporter de manière adéquate – en lui montrant par exemple comment demander l’objet plutôt que de le punir parce qu’il l’a pris des mains. En outre, argumentent-ils en se référant à la synthèse des recherches de Martin Pinquart et d’Anton Fischer de l’université Philipps de Marbourg, en Allemagne, le recours aux punitions est également associé à un moins bon développement du raisonnement moral de l’enfant qui contribue aux comportements altruistes.

Un impact neurologique négatif documenté

Le philosophe et anthropologue Pierre Vesperini récuse lui aussi la méthode du “Time Out” dans son entretien au Monde du 18 février 2023, intitulé “Le retrait d’amour institué par l’exclusion est très efficace pour dresser un enfant, pas pour l’éduquer”. Il insiste sur le fait que, contrairement à ce qu’affirme la psychologue Caroline Goldman “il est simplement faux d’affirmer qu’« aucune étude scientifique ne décrit comme nocif le fait d’envoyer un enfant dans sa chambre » : une étude parue dès 2000 dans le Journal of Research in Childhood Education, intitulée « Young Children’s Perceptions of Time Out », en faisait par exemple la démonstration. On pourra également trouver l’écho de la préoccupation de nombreux chercheurs et psychologues, notamment quant à l’impact neurologique du « Time Out », dans le magazine Time ou le Washington Post.”

Une confusion entre “laxisme” et “éducation non-violente”

Selon Catherine Gueguen, pédiatre spécialisée dans l’accompagnement à la parentalité, récemment mise en cause par Caroline Goldman, celle-ci confond “laxisme” et “éducation non-violente.” Dans un article au Monde daté du 17 mars 2023 et intitulé “Que diriez-vous si votre conjoint vous enfermait dans votre chambre? Pourquoi faisons-nous ça aux enfants?”, la pédiatre revient sur les accusations de “désinformation face aux parents” que lui fait Caroline Goldman :

“L’éducation non violente est parfois confondue avec une éducation laxiste, permissive, évitant la frustration. C’est une idée fausse. Elle ne remet pas en question l’importance des règles, mais la violence avec laquelle celles-ci sont imposées.”

Et, rejoignant le collectif de chercheurs, signataires de la tribune au Monde, Catherine Gueguen insiste : “Dans toutes mes conférences et interventions, je redis que cette éducation, ce n’est pas moi qui la prône. C’est la communauté mondiale de chercheurs, l’OMS, l’Unicef qui affirment que l’adulte doit transmettre des valeurs et des repères, mais sans humilier l’enfant, et en comprenant ses émotions.”

Catherine Gueguen abonde également dans le sens des auteurs de la tribune au Monde quand elle considère que la pratique du “Time Out” ouvre la porte à la domination et que c’est dangereux :  “Il y a un continuum entre toutes les petites maltraitances du quotidien et les très grandes formes de maltraitance. Si l’on commence à autoriser les gens à avoir des rapports de force avec les enfants, cela peut aller très loin. Pendant mes études, dans les services de pédiatrie, j’ai été bouleversée de voir tous ces tout-petits hospitalisés parce qu’ils avaient été jetés contre les murs. L’âge auquel l’enfant est le plus maltraité est la première année de vie. Donc dire aux parents « la bienveillance, ça suffit, il faut les punir », je peux vous assurer que c’est ouvrir la porte à la violence.”

Aider à la régulation les émotions

Afin de réduire les problèmes de comportement et les conduites à risque à plus long terme, il s’agit donc bien plutôt de tenter de contribuer à la régulation des émotions chez les enfants. Les auteurs de la tribune citent les travaux de chercheurs tels que Ruth Feldman de l’université Reichman, en Israël, qui recommande pour y arriver de donner aux enfants un cadre éducatif favorisant un attachement sécurisant, ou ceux de Joseph A Durlak de l’université Loyola de Chicago et ses collègues, et par Rebecca D Taylor de l’université de l’Illinois et ses collègues qui insistent sur l’importance du développement des compétences socio-émotionnelles.

Le point de vue de la pédagogie Steiner-Waldorf

La connaissance des étapes du développement de l’enfant et de ses facultés est à la base de la pédagogie Steiner Waldorf. Elle met tout en oeuvre pour accompagner au mieux les étapes du développement de l’enfant, en créant un cadre sécurisant, respectueux de son rythme, où il pourra s’épanouir, apprendre à gérer ses émotions, prendre confiance en lui, afin d’optimiser ses apprentissages ultérieurs.

A la crèche où l’enfant est porté par un environnement qui le met pleinement en confiance et lui laisse la disponibilité pour se consacrer à investir le monde avec toute sa curiosité,  au jardin d’enfants, où les éducateurs accompagnent ses mouvements avec bienveillance et délicatesse, en favorisant l’écoute, la compréhension, le partage entre les enfants – ce que les Anglo-Saxons ont appelé les “soft-skills, un travail conséquent est fait pour accompagner les enfants avec bienveillance, et les aider à mûrir. 

Les données scientifiques actuelles mises en avant par les signataires de cette tribune au Monde, ainsi que celles avancées par la pédiatre Catherine Gueguen, ou l’anthropologue Pierre Vesperini, viennent confirmer des années de pratique et d’observations de pédagogues en école Waldorf. Comme eux, ils sont convaincus que le recours à une méthode éducative répressive apparaît défavorable au développement de l’enfant. Avec eux, ils aimeraient lancer un cri d’alerte à propos de ce retour à une éducation coercitive.

Une certaine conception de l’être humain

Pour Pierre Vesperini, la méthode éducative répressive appelée de ses voeux par Caroline Goldman “nous ramène au bon vieux temps de la psychologie « béhavioriste », où l’animal humain était vu comme une espèce de machinerie répondant uniquement à des stimulus de punition/récompense.” Il insiste :

“Le « retrait d’amour » institué par l’exclusion (rien de plus terrifiant pour un enfant) est en effet très efficace pour « dresser » un enfant : mais pas pour l’« éduquer ». Vous aurez un bel automate, vous n’aurez pas un être humain.

En définitive, toute éducation contient en elle une certaine anthropologie : une certaine conception de la nature humaine, et un certain projet pour elle. Voulons-nous faire un homme libre et qui chérisse la liberté, capable de comprendre – parce qu’on lui en aura laissé le temps – ce que sont le bien et le mal, la complexité de ses émotions et de ses désirs, donc capable de bonheur, ou voulons-nous faire un animal bien dressé, toujours fonctionnel et obéissant, prêt à s’adapter à tout ce qu’on voudra, y compris au pire, pourvu que le groupe ne l’exclue pas ?”

Comme le fait remarquer le collectif de chercheurs dans la conclusion de sa tribune, cette polémique relève d’un enjeu beaucoup plus vaste que celui de l’éducation du jeune enfant :

“Prise sous un regard plus global, c’est aussi une question d’ordre anthropologique et sociétal : celle de savoir quels enfants –donc quelle humanité – nous voulons voir grandir.”