Le mythe des “Ecoles sans écrans”

Une remise en contexte d’un débat bien réel

Le Café pédagogique a récemment publié :  “Ecole sans écrans de la Silicon Valley : du mythe à la réalité”. La journaliste, Madame Lilia Ben Hamouda, y fait la promotion du site d’une détractrice prolifique de la pédagogie Steiner-Waldorf, selon laquelle les écrans seraient proscrits dans les établissements Waldorf  “parce qu’habités par le démon Ahriman. […] La diabolisation du numérique y dit la peur de la technologie, de la modernité, de l’ouverture au monde extérieur, de l’éducation aux médias et à l’esprit critique.”  La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf tient à rétablir les faits, et à replacer ce débat dans son contexte.


L’éducation au numérique dans les établissements Waldorf : pour une prise en compte de l’âge et du stade de développement de l’enfant

L’éducation au numérique occupe une place importante au sein de la pédagogie Steiner-Waldorf et ses établissements autour du monde militent depuis longtemps pour une éducation numérique adaptée à l’âge et aux besoins liés au développement des enfants. Au niveau européen, cette contribution est portée par le Conseil européen pour l’éducation Steiner-Waldorf (ECSWE). Cette organisation internationale sans but lucratif représente 802 écoles Waldorf dans 29 pays européens. Elle a notamment participé à la rédaction des rapports sur la place du numérique à l’école pour la Commission européenne, le Parlement européen, et les Nations Unies .

La spécificité de la pédagogie Steiner-Waldorf face à l’enjeu du numérique est de réserver l’usage de ces technologies au moment où les enfants peuvent en acquérir une compréhension réelle, et de donner la priorité aux expériences sensorielles et sociales avant ce stade.

Contrairement à ce qui est affirmé dans l’article du Café Pédagogique, il n’est pas question de diaboliser le numérique au sein des établissements Waldorf : celui-ci a ouvert aux hommes des possibilités encore impensables il y a peu de temps. En revanche, il est de notre devoir, en tant qu’éducateurs, d’aider les enfants à l’utiliser. Comme nous le détaillons régulièrement dans nos publications, nous sommes convaincus qu’il ne faut l’introduire qu’après l’acquisition d’autres compétences essentielles, et une fois que l’esprit critique et le jugement des enfants sont développés. C’est alors seulement qu’ils seront à même d’exploiter tout le potentiel du numérique qui s’ouvre à eux.

Mapping vidéo de l’Ecole Steiner de Verrières le Buisson réalisé par un élève de terminale dans le cadre de son projet “chef-d’oeuvre” de fin d’études.

C’est à l’adolescence que les outils numériques apparaissent concrètement dans le cursus pédagogique Waldorf : tant comme sujet d’étude dans les ateliers d’électronique et d’informatique, que comme support pédagogique pour diverses activités. L’éducation aux médias se poursuit chez les élèves les plus âgés avec une réflexion approfondie sur leurs influences dans le monde. Loin de fuir le monde digital, les élèves Waldorf sont à même de le maîtriser et d’en tirer parti avec créativité : il n’est pas rare que des élèves achèvent le cycle du Lycée Waldorf par une réalisation dans le domaine numérique : création d’un site internet, modélisation 3D, ou encore ce mapping vidéo de l’école de Verrières-le-Buisson réalisé par un élève de terminale.

Mythe et réalité

L’école Waldorf qui est souvent citée en exemple quand on parle de la “scolarisation sans écrans” des enfants de la Silicon Valley est la Waldorf School of the Peninsula, parce que la plupart de ses élèves sont issus de familles travaillant pour les géants du numérique. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, les écrans n’y sont pas absents, mais introduits progressivement. L’angle d’approche de la pédagogie Steiner-Waldorf est expliqué dans le documentaire Kids on Tech que nos établissements ont beaucoup partagé ces derniers mois. Le but de cette démarche est très bien résumé par ce parent de l’école Waldorf de la Silicon Valley :

“Je veux que mes enfants maîtrisent la technologie, pas qu’ils soient à son service”.

La pédagogie Steiner-Waldorf est une approche éducative alternative innovante qui s’est développée au cours du siècle dernier pour devenir le plus grand système scolaire indépendant et non confessionnel au monde. Chez nos voisins allemands, un élève sur cent est scolarisé dans un établissement Waldorf. Cette pédagogie, fondée sur une théorie globale du développement humain, s’appuie fortement sur des méthodes holistiques, intégrant l’imagination et le sens de l’esthétique. De nombreuses études universitaires font état des apports de cette pédagogie.

Brisons le mythe : le réseau Waldorf ne diabolise en rien le monde numérique, il est convaincu que celui-ci ouvre de nouveaux champs de possibilités extraordinaires, mais fidèle à sa mission éducative, il met tout en oeuvre pour aider les enfants à l’exploiter au mieux. Avant de les lâcher dans le monde virtuel, il importe de les ouvrir d’abord au monde réel en respectant les étapes de leur  développement et en les éduquant à l’usage des médias de manière progressive.

Une commission d’experts diligentée par le Président de la République, et ses enjeux

“Nous déterminerons prochainement le bon usage des écrans, dans les familles comme en classe.” avait annoncé le Président de la République dans sa conférence de presse du 16 janvier 2024. A cet effet, une commission spéciale est chargée en ce moment d’examiner le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique.

A l’agenda de la commission spéciale, figure l’ambition suivante : “assurer le développement en France de l’économie des jeux à objet numériques monétisables dans un cadre protecteur“. Le “bon usage des écrans” qui cherche à être défini doit donc intégrer le respect de l’enfant dans le cadre de l’économie de marché. On peut facilement imaginer que les acteurs économiques liés à ce domaine sont sur le pont pour protéger leur source de revenus, et on comprend pourquoi tant d’articles de presse fleurissent en ce moment pour “casser le mythe” des dangers du numérique.

La question de départ était une question de société, liée aux émeutes urbaines de l’été 2023 : les jeux vidéos et les réseaux sociaux étaient alors montrés du doigt : “On a le sentiment parfois que certains [jeunes] vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués”, avait estimé le chef de l’Etat dans une critique à peine voilée des jeux vidéo phénomènes “Grand Theft Auto” ou “Call of Duty Warzone”, alors que de nombreuses vidéos inondant les réseaux sociaux y faisaient référence.

Ces enjeux économiques et de société sous-tendent une question éducative de taille : tous les parents se trouvent confrontés à la question des écrans. Ainsi, selon une enquête de Santé Publique France, le temps moyen d’exposition des enfants et des adolescents devant les écrans passe de 56 minutes par jour dès 2 ans à 8h23 pour les 11/14 ans, et certaines familles doivent même faire face à l’addiction au numérique de leurs enfants qui mène à un décrochage scolaire, éducatif et social.

Le rôle de l’école

Dans ce débat, l’école occupe une place très importante. Michel Valadier, directeur général de la Fondation pour l’école suggère de s’inspirer de l’exemple de certaines écoles privées hors contrat, qui sensibilisent tous les acteurs de l’éducation au danger d’une surexposition aux écrans.

“Cette action est menée aussi bien auprès des enseignants, afin qu’ils ne demandent pas à leurs collégiens d’effectuer des recherches sur internet à la maison, que des parents, afin qu’ils mettent en place chez eux des mesures de bon sens : pas de smartphones avant un certain âge, pas d’usage dans les chambres le soir, pas de TV pendant les repas, placer l’ordinateur familial dans un lieu de passage, etc.”

Cette sensibilisation se traduit notamment par des interventions sur les conséquences néfastes de cette surexposition. Selon Michel Desmurget, auteur de  “La Fabrique du crétin digital” et plus récemment de “Faites-les lire, pour en finir avec le crétin digital” :

“la Suède a décidé de remettre en cause la numérisation généralisée de son système scolaire, au motif que cette dernière est “responsable de la baisse de niveau des élèves”. Ce n’est pas surprenant, ce pays a été l’un des premiers à se lancer dans l’aventure. Il est donc logique qu’il soit l’un des premiers à affronter l’ampleur des dégâts engendrés.”

Les élèves et leurs familles se trouvent bien souvent placés devant des injonctions contradictoires. Cette fiche portant le logo du Ministère de la culture, et dont le but officiel est de “forger l’esprit critique des jeunes”, donne des arguments aux enfants pour qu’ils puissent contrer “le biais cognitif” de leurs parents envers les jeux vidéos. A-t-elle vraiment sa place à l’école?

Précisons que nous parlons ici du problème de la surexposition et non de l’exposition aux écrans : la diabolisation n’est donc pas de mise. Comme le fait remarquer dans Le Monde, Marie-Caroline Missir, membre de la commission de réflexion et directrice générale du réseau Canopé qui a pour mission de former les enseignants, il est nécessaire de se recentrer sur l’élève et ses besoins :

“Entre la diabolisation des écrans d’un côté et la technophilie béate de l’autre, la posture des écoles n’est pas toujours claire ou cohérente pour tous. Une troisième voie doit pouvoir émerger, centrée sur l’élève et ses besoins.

Et nous sommes là au cœur du débat pédagogique, celui qui préoccupe la pédagogie Steiner-Waldorf depuis plus de cent ans…

“Où se trouve le livre dans lequel les pédagogues peuvent lire ce qu’est l’enseignement ? Les enfants eux-mêmes sont ce livre. Nous ne devrions pas apprendre à enseigner dans un autre livre que celui qui est ouvert devant nous et qui est constitué des enfants eux-mêmes.” Rudolf Steiner