

Intelligence artificielle et éducation
Seul un être humain peut éduquer un être humain
L’intelligence artificielle arrive à l’école. Aux Etats-Unis, en Arizona, à la rentrée de septembre 2025, le professeur des élèves d’une école de Phoenix sera l’intelligence artificielle installée sur leur ordinateur. En France, nous n’en sommes pas encore là, mais l’intelligence artificielle prend de plus en plus de place : des “Modules interactifs adaptatifs” (MIA), pour accompagner la progression des élèves grâce à un « algorithme de renforcement », les encouragements aux professeurs à utiliser l’IA pour la préparation des cours ou la correction des devoirs, ainsi que la formation obligatoire dédiée à l’IA pour les élèves.
L’idée que l’éducation d’un homme passe nécessairement par d’autres hommes, qui avait encore la force de l’évidence au milieu du siècle dernier, semble dépassée aujourd’hui. On peut maintenant concevoir que l’éducation puisse se dérouler hors d’une interaction humaine, et même que cela soit plus efficace. La place croissante accordée à l’IA dans l’éducation pose la question de la finalité de l’éducation : que cherchons nous vraiment à éveiller chez l’enfant ?
L’éducation pour s’intégrer à la société moderne
Une première conception de l’éducation est que celle-ci doit permettre l’intégration à la société moderne.
Il existe une conviction, largement répandue de nos jours, que la responsabilité de l’éducation revient à l’Etat, grâce à une sorte de délégation démocratique donnée par la population. Il s’ensuit une prise en charge publique de l’activité éducative à travers des programmes standardisés, des manuels types et des directives centrales, dans lesquels les contenus d’enseignement sont déterminants. Et le système qui découle de la direction étatique de l’enseignement valorise les acquisitions de connaissances, le passage d’épreuves (examens et concours) et l’obtention de diplômes. Quant à l’objectif poursuivi, il consiste à produire des individus intégrés à une société qu’il s’agit de faire fonctionner.

L’utilisation de machines dites intelligentes, capables d’emmagasiner et de transmettre un savoir aux dimensions bien supérieures à ce que peut connaître et communiquer un individu isolé, cherchant en tâtonnant dans l’existence, est alors un soutien précieux pour la réalisation de cet objectif éducatif. Ces machines sont, de plus, chargées de l’attrait que représente l’image sur écran. On justifie leur emploi par leur potentiel en termes de transmission de connaissances et par leur généralisation dans tous les aspects de la vie sociale. Comment pourrait-on concevoir que l’enseignement échappe à ce pilier de l’environnement social qu’est le numérique aujourd’hui ?
Comme on peut le voir, l’idée d’intégration à la société moderne est une donnée qui vaut et pour l’Etat et pour le recours à des machines.
Le lien humain comme préalable à toute éducation
Toute éducation est d’abord affaire de lien personnel et non de connaissance, même si la relation s’établit avec la perspective d’acquérir aussi des savoirs et, ne l’oublions pas, des savoir-faire (artistiques et artisanaux) et des savoir-vivre.
Quand, avec un regard rétrospectif d’adulte, nous revoyons comment nous avons vécu nos années d’apprentissage, nous nous souvenons d’abord de ces maîtres avec lesquels nous avons eu des relations humaines pleines de richesses. Nous nous rappelons toujours les événements marquants vécus avec tel ou tel professeur, où un émerveillement, une découverte, un éveil ont surgi dans notre cœur d’enfant ou d’adolescent, faisant naître la joie et l’envie de poursuivre l’aventure humaine avec cet éducateur. Ce qui reste quand on a tout oublié – beaucoup – c’est ce que nous avons vécu de fort et d’exaltant avec celui ou celle qui nous introduisait dans le monde étrange des lettres, des chiffres, de l’histoire, de la géographie… Ce qui demeure, c’est le vécu de relations positives et constructives, c’est l’expérience humaine.

A l’inverse, quand nous regardons un passé marqué par des relations malheureuses avec nos professeurs, nous en souffrons et préférons les replonger rapidement dans l’oubli. Si les expériences éducatives ont été positives, nous savons qu’elles ont permis l’éclosion de facultés et d’aptitudes personnelles, grâce aux échanges réciproques incessants avec d’autres êtres humains, à commencer par le regard aimant de nos parents, ensuite de nos maîtres, auquel nous répondions par un engagement assuré, source de cette confiance indispensable au déroulement de la vie.
Toute éducation est d’abord affaire de lien personnel et non de connaissance, même si la relation s’établit avec la perspective d’acquérir aussi des savoirs et, ne l’oublions pas, des savoir-faire (artistiques et artisanaux) et des savoir-vivre. Ce sont des discours idéologiques qui nous font croire que le devenir d’un être humain est une question d’accumulation de savoirs à emmagasiner, à l’image de l’accumulation de terres, de biens ou de capitaux. Une telle croyance est une illusion constamment démentie par la vie – notre vie – qui nous montre que, dans le développement de l’homme, il s’agit de faire des expériences pleines de sens avec d’autres hommes, en ce comprises les expériences qui nous ouvrent les portes de la connaissance et permettent l’acquisition de la liberté. Si le savoir authentique vient et revient, c’est grâce à l’expérience vivante qui ouvre le cœur et nourrit l’envie d’apprendre. Sans compter tout ce qu’une éducation riche de sens peut apporter pour soutenir et renforcer les forces de vie et la santé dont l’individu aura besoin au cours de son existence.
L’éducation : accompagner le développement de l’enfant et de toutes ses facultés
Si les idéologues du savoir accumulé continuent à triompher, c’est parce que nous avons intégré sans discernement l’idée que la succession d’épreuves victorieuses à base de connaissances est la clé de la réussite sociale, sans voir que nous avons affaire à la transposition de la concurrence capitaliste dans l’éducation.
Si l’apport extérieur de connaissances est concevable sous la forme d’un programme délivré par une machine, l’éveil des facultés humaines à l’intérieur de l’âme de l’enfant, par son activité, est inimaginable sans la participation active et compétente d’un autre être humain qui se charge de cette tâche.
Grâce à des observations faites notamment par des pédo-psychologues, nous savons que l’enfant n’est pas du tout comparable à de la cire vierge dans laquelle on pourrait, de l’extérieur, imprimer des idées que les adultes croient qu’il est bon de posséder. L’enfant ne peut se comparer ni à de la cire, ni à un récipient à remplir. L’enfant se présente à nous comme un être en développement qui dispose dès le début de sa vie d’un potentiel propre, de facultés en latence, de dispositions immergées que le contact direct et vivant avec l’éducateur permettra d’éveiller et d’actualiser si celui-ci est capable de comprendre et d’exercer son rôle dans cette perspective. Dans ce cas, c’est le savoir-faire du maître et la qualité de la relation éducative – la finesse même – qui favorisera ou non l’éveil qui s’effectuera par l’activité de l’enfant lui même, en vertu de ce qu’il porte inconsciemment en lui. Si l’apport extérieur de connaissances est concevable sous la forme d’un programme délivré par une machine, l’éveil des facultés humaines à l’intérieur de l’âme de l’enfant, par son activité, est inimaginable sans la participation active et compétente d’un autre être humain qui se charge de cette tâche. Et ceux qui douteraient de la chose devraient constater les ravages actuels sur la volonté des enfants et leur faculté d’apprendre parce qu’ils sont soumis aux diktats des médias qui endorment et anesthésient leur dynamisme intérieur. Sans oublier tous les Mozart qui auront été assassinés sans que personne ne l’ait vu ou n’en ait été informé.
Il est important de se rendre à l’évidence qu’une « intelligence » artificielle n’a pas vocation à éduquer et que, dès lors, il ne faudrait pas lui confier une tâche qui relève de l’éducateur dans une relation unique avec un individu unique.
Une éducation tournée vers l’avenir
L’un des grands enjeux de l’éducation est de « rendre possible l’avenir », comme le dirait Antoine de Saint-Exupery. L’avenir de nos enfants n’est pas une réplique du passé, c’est une question ouverte. Il s’agit de s’ouvrir à l’inconnu, d’accueillir un futur que l’on ne connaît pas encore.
Or, l’intelligence artificielle utilise des algorithmes qui évoluent en fonction des données qui leur sont fournies, données qui sont donc déjà là et relèvent du passé. Une éducation fournie par une intelligence artificielle ne peut donc pas permettre à un enfant de s’ouvrir à ce courant de l’avenir, et ce faisant d’aller à la rencontre de lui-même. C’est la pratique artistique qui permet de s’élancer vers un futur que l’on ne connaît pas, d’où l’importance que lui accorde la pédagogie Steiner-Waldorf.
Comme nous l’explique Jean-Pierre Ablard dans cette vidéo, la pratique de l’art amène l’élève à découvrir l’inconnu, à accepter quelque chose qu’il ne maitrise pas encore mais que pas à pas il va pouvoir découvrir, ce qui est formateur car ce processus lui permet d’aller à la découverte de lui-même.

Au contraire d’une machine dispensant des savoirs standardisés, le pédagogue-artiste qui cultive cet accueil de l’inconnu pourra accueillir l’enfant comme une question ouverte et l’amener à cheminer vers son individualité. Une éducation tournée vers l’avenir nécessite donc une relation unique entre l’enfant et un autre être humain.
Et comme les êtres évoluent dans l’existence et se transforment, une telle relation aura à être constamment recréée dans la durée, dans des instants aussi uniques par des échanges concrets et vivants, sans autres intermédiaires que le geste, la parole, le regard communicatif… C’est cela que vivent les enfants quand le matin les professeurs les saluent individuellement par leur prénom à l’entrée dans la salle de classe. Ce moment qu’ils n’oublieront pas est beaucoup plus décisif, parce que signifiant, que les discours sur l’importance et l’efficacité du numérique pour l’avenir de l’Homme.
De plus, l’intelligence artificielle vise l’obtention de résultats parfaits. On peut le constater dans les réalisations de l’intelligence artificielle générative de contenus comme nous le présente ChatGpt. Ce qui est recherché ce sont des articles, des cours, des photos, des discours irréprochables, meilleurs que les productions humaines ordinaires. Une telle démarche contraste complètement avec l’idée de l’imperfection humaine, qui constitue la condition de tout individu, appelé à se perfectionner et à grandir, d’abord par l’éducation et, ensuite, par son propre développement librement choisi. Dans cette perspective, c’est à chaque personne de tracer son propre chemin dès l’enfance. La conception d’une intelligence technique parfaite pour favoriser l’émergence d’un homme terrestre parfait, constitue dès lors un projet de type transhumaniste, allant à l’encontre de l’être humain lui-même et son devenir.
Que l’intelligence artificielle se déploie partout grâce à ceux qui veulent l’implanter dans tous les domaines est une chose que l’on ne pourra empêcher. Qu’elle en vienne à occuper le terrain de l’éducation en se substituant à l’éducateur, est une autre affaire qu’il importe de contrer, si nous voulons garder la spécificité humaine de l’acte éducatif, comme cet article s’est efforcé de le montrer.
Antoine Dodrimont,
Avec la collaboration de Sandrine Desuché
Article initialement publié en décembre 2010 dans la revue 1,2,3 soleil de l’apaps (association précédent l’anpaps), mis à jour et complété.