L’Eurythmie
Expérience de l’espace et du temps
L’eurythmie comme le dessin de formes est une discipline spécifique de l’école Steiner-Waldorf. Elle complète le panel des disciplines consacrées au mouvement (EPS, jeux etc.), en invitant les enfants de tous les âges à renforcer l’expérience esthétique par le mouvement. Elle contribue à relier par la sensibilité l’activité de l’esprit à celle du corps. La géométrie, la poésie et la musique deviennent mouvement. Art du temps et de l’espace, l’eurythmie est aussi art social. En elle, l’élément spatial du monde visible et l’élément temporel du monde musical se réunissent. À la rencontre des deux courants, l’eurythmie participe activement à l’harmonisation de l’être humain.
Géométrie et mouvement
Explorer les qualités de l’espace
L’être humain dans sa verticalité fait l’expérience de sa situation entre ciel et terre, entre haut et bas, entre l’avant et l’arrière, c’est-à-dire entre le visible et l’invisible, entre ce que je vois devant moi, ce que j’écoute derrière moi, entre ma droite et ma gauche qui sont aussi deux qualités différentes de présence au monde. L’être humain se situe entre ces différentes orientations, il peut être explorateur des qualités de l’espace.
L’eurythmie est une façon de renforcer cette expérience, lorsque par le mouvement à la fois visible et invisible, intérieur et extérieur, elle invite à se déplacer dans l’espace avec ses membres, à le ressentir avec son cœur et le comprendre avec sa tête.
Ces trois domaines sont intimement reliés de façon plus ou moins consciente ; ils sont présents dans tous les mouvements que propose l’eurythmie. La faculté de se représenter permet d’anticiper le déplacement ; il est essentiel que la conscience précède le mouvement qui est alors pensé, ressenti, conduit et ainsi rendu visible…
Droite et courbe, réalité et symbole
La droite par nature invisible devient perceptible par le mouvement qui est le meilleur outil pour traduire ce qu’elle est : une direction dans laquelle je rentre tout en l’éprouvant ; je la revisite à l’intérieur de moi ; elle est symboliquement mon parcours de vie, d’où je viens et où je vais, forme lumineuse par essence… La courbe au contraire se construit par une infinité de directions successives ; elle me demande une présence agissante ; elle est peut- être la façon dont je prends part activement à mon parcours de vie…
Chaque forme géométrique permet, de façon variée, de voir des transformations fugitives.
L’univers des formes est construit de droites et de courbes qui à leur tour sont constitutives de toutes les formes géométriques. Observée sous cet angle, la géométrie est issue de ces deux qualités essentielles de mouvement. L’eurythmie permet donc de rendre perceptibles les mouvements de la géométrie : au-delà du résultat, de l’achèvement d’une forme dessinée, on peut expérimenter comment elle se construit par l’interaction entre les personnes qui ensemble parcourent les chemins d’un point à un autre. Par exemple cinq personnes placées initialement sur les sommets d’une étoile à cinq branches la rendent visible en parcourant simultanément les chemins qui relient ces points ; l’expérience est riche : on perçoit à un moment précis le retournement de l’étoile avant de rejoindre sa nouvelle place, sans avoir heurté personne, miraculeusement…
Autre raison de s’étonner : chacun parcourt une droite mais l’ensemble apparaît soudain comme un mouvement circulaire ! C’est toujours une énigme pour les enfants… ils s’émerveillent de découvrir un cercle alors que chacun a résolument marché une droite ; cette découverte demande cependant la précision du mouvement et beaucoup d’exercice ! L’expérience du carré en mouvement n’est pas moins passionnante : à mi-chemin apparaît une croix, un carré renversé… Chaque forme géométrique permet, de façon variée, de voir des transformations fugitives.
Tout cela met la pensée en mouvement, appelle l’anticipation autant que la présence à l’autre pour éprouver les transformations mais demande à chacun de se faire une idée précise de là où il veut aller.
Maturité et lien au mouvement : de l’imprégnation à la création
Pour le jeune enfant, la forme est image – tour, escalier, vague, montagne… Immergé dans ces images, il marche « en suivant son nez », entre ainsi dans la forme qui se présente à lui emporté par le rythme de la musique ou la force imaginative de la parole.
Autour de ses 9 ans, il lui est proposé de découvrir la « lemniscate » ou huit harmonieux, forme qui, marchée en groupe, suscite la conscience en raison de son point de croisement. Chaque enfant marche son chemin ; ils se rencontrent soudain, se croisent et néanmoins, la forme reste fluide. Ce croisement est une expérience intérieure, une prise de conscience de soi, de son unicité.
Ce passage entraîne une nouvelle étape, une frontière dans la relation au monde est franchie : l’avant, l’arrière, la droite, la gauche ne sont plus induits par le mouvement mais vécus de l’intérieur : soi face au monde. L’enfant de 10 ans fait l’expérience de se situer dans cette croix. Parallèlement, il découvre en classe les fractions qui rompent l’unité et la continuité des entiers naturels.
La géométrie en mouvement est essentielle à la construction de la personne : elle est une expérience sociale par laquelle grâce à la présence et l’attention indispensables de chacun, les formes dévoilent leur richesse. On passe d’une forme à l’autre, ce qui invite à développer une vue d’ensemble dans la mobilité pour expérimenter les transformations, les métamorphoses successives…
Je demande aux enfants de dessiner les formes qu’ils ont d’abord marchées. Plus tard, vers 12 ans, ils entendent la description de la forme, oralement… « Vous êtes à l’un des sommets d’un triangle équilatéral. La base est devant vous et vous partez à droite. » Chacun s’efforce de « voir » par la pensée, de percevoir la forme intérieurement, de retenir le mouvement avant de s’élancer, de marcher. Il éveille ainsi en lui la confiance dans la force de sa pensée ; ensemble nous cherchons comment réaliser l’idée ; nous en faisons l’expérience, puis vient le dessin.
Pour certains enfants, dessiner est difficile. Percevoir la forme demande un effort. Ce n’est qu’après l’avoir faite et refaite qu’ils en deviennent capables ; leur mobilité intérieure peut ainsi se transformer, se développer. Comme tous se déplacent, chacun intègre progressivement le mouvement de tous dans sa conscience. C’est ainsi qu’on arrive à une justesse qu’on n’obtiendrait jamais en ne marchant que son propre chemin… mais ces instants de présence sont éphémères. L’important est qu’ils aient lieu !
L’étape suivante est particulièrement réjouissante. Les élèves, par petits groupes, peuvent créer, inventer d’infinies variations sur un fond de formes géométriques de base. Certains vont faire des boucles, d’autres faire des demi-huit par l’intérieur, des arcs de cercles par l’extérieur, un angle par dedans, un angle avec une boucle. Infinies variations.
Mobilité et sens social
Puis on regarde chacun des groupes et on imagine parmi cinq versions par exemple, celles qui pourraient se superposer : oui, la deuxième version et la troisième version devraient s’associer, disent les uns, et ça marche ! Se prenant au jeu, on imagine une troisième qui s’associe aux deux précédentes et souvent on s’aperçoit qu’on peut mettre tout le monde ensemble ; il faut juste imaginer qu’une forme puisse être dedans, l’autre dehors, que certains vont ralentir le rythme, être plus lents ou plus rapides, ce qui amène à exercer le sens social, le travail de la mémoire et de l’imagination ; on arrive à créer des « cathédrales de l’instant », on construit l’espace et les enfants sont heureux de voir ce qu’ils sont capables de faire ; au début ils ne croient pas que ce soit possible !
Chacun est dans la créativité, à sa façon : certains parlent, certains discutent, certains dessinent, d’autres essayent, d’autres encore ont trop d’idées et d’autres regardent les autres ; mais finalement il émerge toujours quelque chose.
Les élèves, par petits groupes, peuvent créer, inventer d’infinies variations sur un fond de formes géométriques de base.
Parfois il faut les aider car ils n’ont pas toujours l’imagination de changer les rythmes, de se positionner.
Anticiper, voir les formes, se les représenter, mais aussi en créer de nouvelles, inventer dans un cadre qui permet des choix infinis : cela donne toujours beaucoup de joie aux enfants, la joie de voir leur création dans l’espace, l’architecture qu’a construite leur imagination et qui se transpose par le mouvement en une création commune. Quelle joie de voir mon idée s’associer concrètement avec celle de l’autre ; on n’est pas en contradiction et pourtant chaque groupe fait autre chose. Infinie diversité de créations possibles amenées à collaborer. La nature est ainsi : son unité est tissée de diversité.
La géométrie est un art spatial avec ses formes achevées. Ici, on pense le processus de la géométrie. La géométrie devient art du temps. Les enfants imaginent des formes et leurs transformations possibles. Ce mouvement de vie peut aider les enfants dans leurs représentations.
De la géométrie au langage poétique et musical
La géométrie permet donc des créations infinies et variées. Dans les plus grandes classes, les élèvent peuvent se lancer dans des créations de formes plus élaborées liées au langage poétique et musical, des formes qui au-delà des fondamentaux de la géométrie, peuvent traduire une pensée, une présence sensible, ou une impulsion volontaire.
On construit l’espace et les enfants sont heureux de voir ce qu’ils sont capables de faire ; au début ils ne croient pas que ce soit possible !
Un texte traduisant une pensée claire donne lieu à des déplacements construits sur des droites, tandis que l’action, la force volontaire s’exprime davantage par les courbes. Les sentiments voient alterner droites et courbes. Les formes eurythmiques peuvent aussi très concrètement mettre en espace la forme grammaticale d’un texte, tout comme sa forme poétique : sa nature épique, lyrique ou dramatique. La forme lyrique traduit le ressenti, l’épique par le récit traduit la pensée humaine, tandis que le dramatique caractérise l’action, l’implication volontaire. Travailler différents éléments de la parole donne à découvrir la force des sonorités, la joie des mots, des phrases, de la ponctuation et ce qui par la beauté du langage fait qu’un poème est un poème.
Le travail musical permet à la fois de rencontrer les autres alternances de voix, phrases musicales en écho à d’autres phrases – et soi-même dans son intériorité. La dynamique, les modes majeur ou mineur, l’élément harmonique, mélodique ou rythmique, les intervalles ou accords, les styles musicaux propres à la singularité des compositeurs, répondent à l’âge des enfants et donnent lieu à une expression artistique qui engage, par le mouvement, la sensibilité de chacun. Pour que s’exprime pleinement cette sensibilité, les bras accompagnent le déplacement ; ils peuvent par leurs mouvements, traduire les sonorités d’un texte ou d’une musique.
Grâce aux bras le mouvement se libère, et on peut observer aussitôt plus de légèreté dans les pieds. Si les bras ne sont pas engagés, l’être humain n’est pas dans sa complétude ; les bras sont le prolongement du cœur et témoignent de l’intériorité ; quand un enfant garde les mains dans les poches, il cache quelque chose de lui. Avec un peu d’expérience les enfants trouvent progressivement eux-mêmes l’usage de leurs bras.
Il est intéressant de s’interroger sur l’impact du prolongement par le mouvement en eurythmie, de l’expérience de la récitation d’un poème ou d’un chant choral. C’est une autre forme de langage qui est mise en œuvre ; elle traduit le fait que l’homme est construit par le mouvement. Il peut par ses propres forces à son tour vivifier le langage et ainsi renouer avec ce qui l’a construit ; ces forces redonnent élan et énergie. Le sang circule mieux, tout est animé ; le bon signe est que les enfants ont les joues rouges, les mains chaudes. Quelque chose s’est mis en mouvement dans tout leur être alors que le larynx s’est tu et que l’imagination est à l’œuvre.
Vivre ensemble un mouvement présuppose l’interdépendance de tous ; mais on doit veiller à ce que chacun soit avant tout présent à lui-même. Aussi, des exercices d’attention, de présence pour accorder son instrument sont indispensables pour entrer en matière et être ensuite en mesure de se tourner vers les autres et travailler ensemble des formes de groupe avec la parole ou la musique. De même à la fin du cours, chacun se retrouve en lui, dans un instant de silence, paisiblement immobile. Commencer par être présent à soi-même, rencontrer les autres et revenir à soi pour intérioriser l’événement de la rencontre.
Pratiquer l’eurythmie avec une classe d’élèves n’est facile pour personne. Car la qualité de l’événement, l’avènement de la forme d’ensemble dépend de la présence de chacun à soi-même et à l’autre. Un seul n’est pas en phase et l’ensemble « sonne faux », comme le ferait un instrument en décalage dans un orchestre. Comme me le dit une fois un enfant de sixième classe : « Avec l’eurythmie, on transpire intérieurement ! »
Praxède Dahan, enseignante en eurythmie pendant 30 ans dans les écoles Waldorf