Le cours de travaux manuels à l’école Waldorf

Une complémentarité aux apprentissages théoriques

Si l’on vous dit qu’un cours de « travaux manuels » où l’on apprend tricot, crochet, couture est l’aboutissement de cours traditionnellement plus prestigieux tels que ceux de mathématiques, de géométrie, d’histoire ou même de l’apprentissage de l’écriture pour les plus petites classes, comment réagissez-vous ?

Avec incrédulité probablement, pourtant, dans les écoles Steiner-Waldorf, c’est la raison pour laquelle, au lieu d’être relégué au second plan comme un passe-temps inoffensif mais peu sérieux, le cours de travaux manuels figure sur le même plan que les autres matières. Tour d’horizon de ce qui est proposé aux élèves lors de ce cours à l‘école Steiner de Haute-Alsace


Les écoles Waldorf ne sont pas les seules écoles où l’on apprend à tricoter aux enfants, mais elles sont uniques au sens où cet apprentissage est lié aux étapes de développement des enfants, intégré dans le programme, et qu’il vient renforcer, soutenir, et même aboutir les autres matières, tout en contribuant à l’acquisition d’éléments essentiels, tels que la persévérance, l’adaptabilité, la concentration, le sens de l’esthétique, et la confiance en soi.

Un programme pensé pour soutenir les autres apprentissages

Les activités introduites au cours de travaux manuels sont choisies en fonction de deux critères : l’observation du stade de développement auquel se trouve l’enfant – un principe fondamental de la pédagogie Steiner-Waldorf – et afin de servir au mieux les apprentissages menés en parallèle dans les autres cours. Ce n’est pas un hasard par exemple si, dans certaines écoles, les élèves de 7ème classe apprennent à coudre à la machine au moment où on introduit les cours de mécanique et où l’on aborde la révolution industrielle. Après avoir tricoté et cousu à la main depuis le début de leur scolarité, les élèves sont amenés à ressentir la révolution qu’a représenté l’introduction de la machine dans la fabrication des tissus.

Le programme du cours de travaux manuel est donc élaboré avec soin.1 En première classe, les enfants reprennent tout d’abord le tricot à doigts qui les avait déjà occupés au Jardin d’Enfants, en ajoutant un peu de complexité.Dans notre école, ils vont faire une corde à sauter (un cordon tricoté à deux doigts puis cousu au niveau des poignées) qui leur servira lors de leur cours de calcul et pour des jeux de coopération. Il est essentiel qu’ils créent quelque chose d’utile, dont ils pourront se servir. Leur ouvrage prend alors un sens, de même que les cours plus théoriques puisqu’ils leur découvrent une application pratique : pour que leur corde atteigne la longueur désirée, ils doivent la mesurer, additionner et soustraire pour calculer ce qui leur reste à faire.

Une fois le tricot à doigts maîtrisé, on peut introduire le tricot avec un outil, des aiguilles. Celles-ci peuvent en partie être confectionnées par les enfants : ils partiront de baguettes de bois dont ils devront façonner la pointe. Cela peut être fait en les affinant contre une matière plus dure, comme le goudron, en veillant à être très régulier et à respecter le centre de l’aiguille. Ensuite, ils en décoreront l’autre extrémité avec une boule de laine qu’ils feutreront à la main, ou avec de la cire colorée qu’ils modèleront. Ces aiguilles auront beaucoup plus de valeur que celles qui sont immédiatement disponibles en magasin et que l’on peut casser et remplacer sans aucun état d’âme… A une époque où les enfants sont encouragés à devenir des consommateurs passifs qui, à l’image du cynique décrit par Oscar Wilde « connaissent le prix de tout et la valeur de rien », le fait de créer eux-mêmes leurs outils ainsi que des ouvrages qui leur sont utiles leur fait percevoir la valeur des choses et donne un sens à leurs activités.

Le tricot : une activité aux multiples bénéfices

Favoriser la motricité fine pour préparer à l’écriture

L’apprentissage du tricot avec les aiguilles qui sont tenues à deux mains est un apprentissage complexe. Il constitue une excellente préparation à l’apprentissage de l’écriture, puisqu’il développe chez les enfants l’attention et la concentration, ainsi que motricité fine, toutes indispensables à cet apprentissage complexe. La latéralité est sollicitée, ainsi que le contrôle de l’œil sur la main. « Je rentre dans la maison par la porte avant (je plante mon aiguille droite dans l’anneau de laine placé sur l’aiguille gauche, à l’avant de cette aiguille), je prends mon écharpe que j’enfile autour de mon cou (j’enroule le fil de la pelote autour de mon aiguille droite), je sors en reculant et je claque la porte (et je crée un nouvel anneau de laine sur mon aiguille droite en relâchant celui qui était sur l’aiguille gauche tout en exerçant une tension sur le nouvel anneau de laine en formation) ».

Le tricot : une activité hautement pédagogique
Le tricot : une activité hautement pédagogique

Mobiliser toutes les régions du cerveau et stimuler les connexions neuronales

Cet exercice n’est absolument pas anodin – les enfants à qui on ne donne pas l’occasion de « suivre le fil » de la pelote à travers l’entrelac des nœuds formés par l’action de tricoter seront moins entraînés plus tard quand on leur demandera de « suivre le fil » d’un raisonnement complexe. Cette association de la main et de la pensée ne repose pas sur un simple jeu d’association de mots : plusieurs civilisations anciennes avaient fait cette connexion, comme le fait remarquer Eugene Schwarz, pédagogue et formateur Waldorf dans un article consacré au rôle des travaux manuels dans le plan scolaire Waldorf :2 il relève qu’en Egypte ancienne, Isis, la déesse de la sagesse, trahit son identité qu’elle avait tenté de dissimuler lors d’un séjour parmi les mortels parce qu’elle apprit à une princesse à se tresser les cheveux.  Dans la mythologie grecque, Athena, la déesse associée à l’intelligence était aussi la patronne des tisserands, et elle avait la réputation d’exceller à l’art du tissage. Cette intuition ancienne semble confirmée par les découvertes récentes en neurosciences : celles-ci tendraient à prouver que la mobilité et la dextérité des muscles moteurs fins, spécialement ceux situés dans la main, pourraient stimuler le développement cellulaire dans le cerveau, et donc venir renforcer le réseau physique des connexions nécessaires à la pensée. Schwarz cite ici les travaux de Jean A. Ayres,3 une spécialiste des troubles de l’apprentissage, qui montreraient une relation étroite entre praxis (capacité à programmer un acte moteur) et compétences en lecture, et ceux de Strauss et Werner qui démontreraient que des enfants souffrant d’agnosie des doigts (un trouble qui affecte la dextérité) ont plus de difficultés à maîtriser l’arithmétique. Selon Schwarz, la pédagogie mise en oeuvre dans les écoles Waldorf depuis plus de cent ans, qui veut que les élèves apprennent à tricoter avant d’apprendre à écrire ou à calculer de manière formelle, viendrait conforter cette thèse.

D’autres études en neurosciences, telles que celles du Dr Yonas, professeur en neurologie et psychiatrie à la Mayo Clinique 4 démontrent les bienfaits du tricot et du crochet. Tricoter fait appel à la fois à la mémoire – on doit se souvenir de toutes les étapes successives à accomplir, et à l’imagination en anticipant la suite du travail. On sollicite le lobe frontal (jugement, planification, résolution des problèmes), le lobe occipital (qui interprète les données de la vision – couleur, lumière, mouvement), le lobe temporel (siège de la mémoire, du séquentiel et de l’organisation), et le cerebellum (qui coordonne la précision et le timing des mouvement). Le fait de faire appel à toutes ces régions du cerveau en même temps stimule les connexions neuronales 5.

En outre, la répétition rythmique de ce mouvement de formation des mailles permet aux enfants de se détendre, un peu comme lors d’un exercice de méditation, très bénéfique en particulier pour les enfants nerveux ou hyperactifs, souvent surstimulés et qui sont de plus en plus nombreux de nos jours.

Croiser les différents apprentissages : source d’enthousiasme

En deuxième classe, les enfants continuent le tricot et apprennent le point envers, ce qui ajoute de nombreuses possibilités aux motifs qu’ils pourront créer. En leur proposant de suivre un modèle qui les appelle à combiner différentes couleurs, différentes hauteurs de rangs, et à créer des motifs qui s’alternent avec plus ou moins de régularité, le professeur leur présente un défi mettant en pratique leurs cours d’arithmétique d’une façon à la fois complexe et amusante.

Pour stimuler l’enthousiasme des élèves, on peut aussi les impliquer dans le processus de coloration de la laine. Des colorants naturels peuvent faire merveille : l’oignon, le curcuma, la peau d’avocat ou encore le thé présentent l’avantage de ne pas nécessiter l’ajout de mordants chimiques pour fixer les couleurs.

Toujours dans la même optique d’apprentissage de la complexité des motifs et de l’évolution des techniques utilisées par les civilisations qui nous ont précédés, les plus grands peuvent aussi créer un tampon à l’atelier bois, qu’ils tremperont dans des colorants pour teindre des tissus.

 

Des activités adaptées au stade de développement des enfants

Ouvrages au crochet
Ouvrages au crochet

Les activités proposées aux enfants reflètent le stade auquel ils se trouvent : ainsi, en troisième classe, les enfants « passent le Rubicon » – une expression imagée pour exprimer qu’ils quittent le monde enchanté dont ils faisaient partie intégrante et se reconnaissent désormais en tant qu’individus face au monde. De la même manière, lors du cours de travaux manuels, on va les inviter à faire travailler leurs mains de manière indépendante en introduisant la technique du crochet : une main tient l’ouvrage et maintient la tension du fil, l’autre main travaille et créée la maille.

 

Le point de croix en 4ème classe

En quatrième classe, l’individualité de l’enfant s’affirme et tout comme en eurythmie où le geste de croiser les bras sur soi signifie « je suis moi », au cours de travaux manuels on introduit la broderie au point de croix. On propose souvent aux enfants de broder leur prénom. La régularité et la précision sont capitales ici : je pique, je saute deux trous, je rentre dans le trou suivant, et à la ligne suivante, je décale les intervalles. Les enfants apprennent différents points et différentes formes, ils commencent par le point avant, puis créent des épis avant d’arriver au point de croix. Si l’on se trompe, il faut décider si l’on défait et recommence ou décider de garder les défauts pour voir les progrès réalisés avec le temps.

En cinquième classe, le Rubicon est franchi, c’est une période plus sereine au niveau émotionnel et physique : les enfants ont grandi en tronc, leurs membres et leur tête sont harmonieux, on revient au tricot mais cette fois on travaille le cercle – on tricote en rond, sans s’arrêter, pour faire des mitaines, un tour de cou ou des chaussettes. En fonction du niveau d’expertise de l’enfant, on adoptera des aiguilles circulaires ou, plus difficile, on optera pour cinq aiguilles.

Tricot à cinq aiguilles
La complexité en 5ème classe : tricoter ses chaussettes avec 5 aiguilles :

L’année suivante, le squelette de l’enfant grandit, on passe à la couture au point de feston. Celui-ci doit obligatoirement être petit et très régulier pour donner de la tenue à l’ouvrage, à l’image du squelette.

Les enfants ont commencé la géométrie en classe et toujours dans une optique de transversalité, le professeur peut leur demander d’utiliser leurs nouvelles compétences et de créer des pentagones en tissu. Ceux-ci doivent être réguliers et tous de la même taille, afin de pouvoir les assembler au point de feston et de créer une nouvelle forme, en 3 dimensions, et un objet qu’ils utiliseront : une balle. Ils peuvent ensuite choisir un animal, parfois étudié au cours de zoologie, et qu’ils éprouvent aussi beaucoup de joie à créer.

En 7ème classe, avec les cours de mécanique mentionnés plus haut, arrivent les cours de couture à la machine. Les enfants apprennent à manipuler la machine, et à coudre droit. On les encourage à travailler pour autrui et plus uniquement pour eux-mêmes. Dans le cadre de leur parrainage des enfants plus jeunes, ils peuvent leur offrir un sac à trésors et créer différents objets qu’ils pourront vendre pour soutenir les projets de leur classe.

Couture collège
Après la couture à la main, apprentissage de la couture à la machine au collège

Enfin, en huitième classe, ils apprennent à suivre un patron, à découper et assembler des morceaux de tissu pour créer un vêtement qu’ils pourront porter et des costumes qui leur serviront dans le cadre de leur pièce de théâtre. Cette année, pour les sensibiliser à l’importance du recyclage, et au fait qu’il est toujours possible de récupérer et de trouver une utilité à des objets qui peuvent être sales et cassés, les élèves ont été invités à récupérer d’anciennes roues de vélo ou autre, à les nettoyer, à les garnir d’un fil en respectant la géométrie des rayons, afin de créer un métier à tisser de forme circulaire. Ensuite, avec du fil qui peut avoir été récupéré sur des t-shirt, ils ont tissé de jolis motifs colorés, qu’ils ont pu transformer en tapis de bain ou des dessus de pouf ; la forme de leur travail, plate ou bombée en fonction de la tension exercée sur le fil, déterminant le résultat final… Un bel exemple d’activité transversale alliant éveil à une conscience écologique, géométrie, dextérité, créativité et inventivité.

Alors, « anodins », les travaux manuels ?

Par Rahel Schenkel, professeur de travaux manuels à l’Ecole Steiner de Haute-Alsace et Pascale Xheneumont

Notes
  1. Voir https://www.waldorfhandwork.org/handwork-curriculum  pour une explication détaillée des différents choix d’activité en fonction du stade de développement de l’enfant
  2. Schwartz Eugene. Discover Waldorf Education: Knitting and Intellectual Development: The Role of Handwork in the Waldorf Curriculum [Internet]. Version 1. millennialchild. 2009 Mar 6. Available from: https://millennialchild.wordpress.com/article/discover-waldorf-education-knitting-and-110mw7eus832b-7/.
  3. The development of sensory integrative theory and practice: A collection of the works of A. Jean Ayres
  4. The Health Benefits of Knitting – The New York Times (nytimes.com)
  5. Might crafts such as knitting offer long-term health benefits? – The Washington Post