L’enseignement des sciences à l’école Waldorf
À la lumière de l’étude PISA 2006
Les écoles Steiner Waldorf, du fait de la place importante occupée par l’art dans le cursus pédagogique, sont parfois perçues par le grand public comme des “écoles pour artistes”. Les vastes études menées auprès des anciens élèves démontrent qu’il n’en est rien, et beaucoup d’entre eux s’orientent vers des études scientifiques après le cursus Steiner Waldorf, comme Thomas Suddhof, qui a obtenu le prix Nobel de Médecine. En 2006, les écoles Steiner Waldorf autrichiennes ont été intégrées à l’étude PISA1 et la qualité de leur enseignement scientifique a été particulièrement salué. Comment les sciences sont-elles enseignées à l’école Steiner Waldorf ?
Bien plus que la maîtrise de la matière ou le progrès technologique, la science moderne incarne le développement d’une pensée autonome et rigoureuse, fondée sur l’expérimentation par soi-même, ainsi que le renoncement à la croyance aveugle et la foi en une autorité extérieure. Son développement spectaculaire depuis la Renaissance a grandement influencé l’éthique de la philosophie des Lumières et l’avènement des démocraties modernes, qui reconnaissent que chaque individu est en mesure de connaître et savoir par lui-même. L’enseignement des sciences est de ce fait un ingrédient indispensable et central du cursus pédagogique Steiner Waldorf qui veut permettre l’émergence d’individualités libres et épanouies.
Nourrir chez les enfants l’émerveillement, l’amour de la nature et de la vie, qui seuls permettent le développement d’une écologie véritable
Ce cursus poursuit plusieurs objectifs. D’abord faire naître chez les enfants l’enthousiasme et la satisfaction que procure une compréhension de la nature et de ses processus, et leur donner pleinement confiance dans leur capacité à y parvenir. Ensuite il est également crucial, plus qu’à toute autre époque, de nourrir chez les enfants l’émerveillement, l’amour de la nature et de la vie, qui seuls permettent le développement d’une écologie véritable et d’avenir.
“Ma décision initiale de me consacrer à la science fut le résultat direct de la découverte qui n’a jamais cessé de me remplir d’enthousiasme depuis ma prime jeunesse : la compréhension du fait – qui est loin d’être évident- que les lois de la raison humaine coïncident avec les lois qui gouvernent les suites d’impressions que nous recevons du monde extérieur ; et que par la même le raisonnement pur rend l’homme capable d’atteindre à une connaissance intime du mécanisme de ce monde.”— Max Planck, prix Nobel de physique2
L’enseignement par périodes propre à la pédagogie Steiner Waldorf se prête bien à l’investigation scientifique. Durant plusieurs semaines, un thème choisi judicieusement selon l’âge des enfants, est exploré en profondeur, sans interruption, pour permettre une véritable immersion dans les processus naturels : une période de sciences débute nécessairement par une expérience, suivie par beaucoup d’autres. Mettre en scène un processus chimique pour créer l’émerveillement, soigner l’attention minutieuse qui interpelle ensuite la pensée et met les enfants en chemin pour la compréhension.
On s’exerce à la rédaction de nombreux compte-rendus d’expériences, que l’on partage ensuite en classe : avons-nous tous remarqué les mêmes phénomènes, un détail crucial nous aurait-il échappé ? Cette culture de l’attention active et du débat scientifique va peu à peu s’établir chez les élèves. Une expérimentation en appelle toujours une autre, et progressivement peut se construire une compréhension fine du thème étudié.
“Tant le plaisir que l’intérêt général pour les sciences naturelles sont très marqués chez les élèves Waldorf” — Étude PISA
À l’école primaire et au collège, le professeur veille à s’appuyer d’abord sur des expériences simples à mettre en oeuvre, qui favorisent l’implication des élèves : l’investigation scientifique du monde ne doit pas requérir dans un premier temps un matériel trop sophistiqué et hors de portée des enfants, il faut au contraire que chacun puisse s’approprier la démarche scientifique, et s’en sentir acteur. Après le temps de l’expérience vient le temps de l’analyse et de la synthèse collective en classe : les précieuses conclusions scientifiques seront consignées dans le cahier de période.
L’étude PISA menée en 20063 a constaté que la participation active des élèves dans l’expérimentation scientifique est particulièrement élevée à l’école Steiner Waldorf, et que cela influence très positivement l’intérêt et l’enthousiasme des élèves pour cet enseignement : “Tant le plaisir que l’intérêt général pour les sciences naturelles sont très marqués chez les élèves Waldorf. Pour ces deux caractéristiques, les écoles Waldorf se situent au-dessus de la moyenne autrichienne et de l’OCDE 4. Dans aucun autre secteur de l’enseignement ordinaire autrichien, le plaisir et l’intérêt des élèves pour les sciences naturelles ne sont à peu près aussi élevés. […] Les résultats positifs des écoles Waldorf en ce qui concerne les facteurs de motivation dans les matières scientifiques permettent de conclure à un bon enseignement didactique. Les résultats de l’enquête concernant les mesures didactiques soutiennent cette hypothèse : dans les écoles Waldorf, l’enseignement des sciences naturelles est caractérisé par l’interaction et l’expérimentation.”
Inviter les élèves à revivre une à une les grandes étapes du développement de la science moderne
Choisir judicieusement le thème d’une période de sciences suivant l’âge et la maturité des enfants est une réflexion pédagogique indispensable. Négliger cet aspect, c’est par exemple choisir un thème d’étude loin des préoccupations des élèves, dans lequel ils peineront à s’impliquer. Pire encore : engager prématurément l’étude de sujets scientifiques nécessitant des facultés d’abstraction et de raisonnement plus abouties, comme le modèle atomique, ou l’optique ondulatoire, c’est confronter les élèves à un contenu qu’ils ne pourront élaborer par eux-mêmes, faute de disposer des facultés nécessaires. Ils ne pourront alors pas développer une attitude scientifique et critique face aux phénomènes. Dans pareilles situations, l’enseignement scientifique se transforme en son exact inverse, puisqu’il s’agit d’emmagasiner un savoir dont l’origine et le sens restent opaques et mystérieux, comme réservés à une mystérieuse caste d’initiés dont il faudrait recevoir benoîtement le savoir…
Les plus belles théories scientifiques modernes, comme la mécanique newtonienne, le modèle atomique, la théorie de l’évolution etc. ont pu voir le jour parce que préalablement les hommes de sciences ont pleinement vécu au sein des processus naturels, avant de pouvoir en déceler les mystères cachés par une observation attentive et minutieuse. Pour rendre les grandes découvertes scientifiques compréhensibles, il convient d’abord d’inviter les élèves à revivre une à une les grandes étapes du développement de la science moderne, en prenant d’abord le temps de s’immerger au coeur de la nature.
C’est au jardin d’enfants (de 3 à 6 ans) que se prépare doucement l’enseignement scientifique. Il ne s’agit pas bien sûr d’abreuver les enfants de connaissances, mais plutôt de leur donner le goût de l’expérimentation, de l’interaction avec la nature. Tout est fait au jardin d’enfants Steiner Waldorf pour rendre le jeune enfant acteur, expérimentateur de son environnement. L’intérêt pour la chimie s’y prépare par la fabrication du pain, la passion naissante de la physique se manifeste dans les constructions en bois que les enfants élaborent dans les jeux libres, la vie et les richesses de la nature s’apprivoisent dans les sorties en forêts hebdomadaires etc.
Puis vient l’école primaire et le temps des apprentissages : l’enseignement scientifique y est donc avant tout axé sur l’observation, la caractérisation et la sensibilisation à l’environnement, avec des périodes d’enseignement consacrées à la botanique, l’entomologie, la zoologie etc. L’étude du vivant offre les sujets les plus propices à captiver les jeunes élèves : on s’émerveille de la diversité des espèces végétales et animales, et à la moindre occasion toute la classe sort pour un séjour à la ferme, une excursion dans la nature etc. On veille à chaque occasion à mettre en lumière les liens et interactions entre le monde animal et végétal, et l’activité humaine, pour que se dessinent toujours un peu plus la notion d’écosystème et la responsabilité de l’homme vis à vis de la nature.
C’est à la pré-adolescence, à 11 ans que l’on peut amorcer une plongée dans les mystères de la matière inerte, les processus physiques et chimiques, la géologie, tandis que la biologie part à l’exploration du corps humain, dans l’anatomie ou les processus qui sous-tendent l’alimentation. À la puberté, la faculté de raisonnement causal, indispensable à une approche scientifique plus méthodique, éclot chez les élèves 5. Les cours de sciences peuvent adopter une méthodologie plus formelle, propice à mettre en lumière les lois qui gouvernent la matière. Les différentes périodes d’enseignement scientifique vont alors explorer plusieurs domaines fondamentaux : acoustique, optique, thermodynamique, météorologie, chimie des acides et des bases etc.
Ce large panorama d’expérimentations et de fondamentaux scientifiques offre ensuite un terreau idéal pour commencer à aborder, dès la fin du collège, les grandes théories scientifiques de notre temps : les lois de la mécanique, l’électromagnétisme, la théorie atomique, la génétique et la théorie de l’évolution etc. L’enseignement des sciences est précieux pour accompagner la crise d’adolescence, elle-même une remise en question (parfois tumultueuse) de l’autorité extérieure et de tout savoir qui n’a pas été éprouvé par soi-même, au profit d’une exploration individuelle et aventureuse du monde. Cette étape biographique résonne en profondeur avec l’histoire des sciences, ses multiples batailles livrées pour déconstruire certaines conceptions éculées et bâtir de nouveaux paradigmes.
La créativité, dont l’épanouissement est au coeur de la pédagogie Steiner Waldorf, sera une compétence décisive dans les révolutions scientifiques à venir
Permettre aux élèves de comprendre par exemple la théorie atomique ou le fonctionnement de l’ADN, ce n’est pas présenter une totalité achevée à assimiler, mais c’est au contraire élaborer un parcours pédagogique leur permettant de revivre les grandes étapes de la genèse d’une découverte et de l’élaboration d’un modèle, les expériences et les débats scientifiques qui l’accompagnent, les errements et les intuitions géniales des scientifiques. Dans ce contexte les élèves deviennent co-créateurs de la théorie étudiée. Ils peuvent ainsi développer leur esprit critique, faculté particulièrement remarquée chez les élèves Steiner Waldorf par l’étude PISA : “Alors qu’ils sont à peu près au même niveau que les élèves autrichiens des écoles normales en ce qui concerne “l’explication scientifique des phénomènes”, les élèves Waldorf sont nettement meilleurs en ce qui concerne l’identification de questions anti-scientifiques et l’utilisation de preuves scientifiques”.
En dernière année du cursus Steiner Waldorf, le degré de maturité atteint par les élèves permet une introduction aux grandes révolutions scientifiques du XXe siècle, comme la relativité et la mécanique quantique : l’aventure scientifique est loin d’être terminée, et nombre de surprises nous attendent encore certainement dans l’avenir. La créativité est au coeur de la pédagogie Steiner Waldorf, elle sera une compétence décisive dans les révolutions scientifiques à venir.
“Contrairement à ce que j’avais pu croire, la démarche scientifique ne consistait pas simplement à observer, accumuler des données expérimentales et en tirer une théorie. Elle commençait par l’invention d’un monde possible, ou d’un fragment de monde possible, pour le confronter, par l’expérimentation, au monde extérieur. Et c’est ce dialogue sans fin entre l’imagination et l’expérience qui permettait de se former une représentation toujours plus fine de ce qu’on appelle la réalité.” — François Jacob, prix Nobel de Médecine 6
“on peut conclure que l’école ordinaire peut apprendre de l’école Waldorf, en particulier en ce qui concerne la relation entre la science et ses applications.” — Étude PISA
Parce que la pédagogie Steiner Waldorf offre une large place à l’enseignement des disciplines artistiques tout au long du parcours scolaire, certains pourraient peut-être hâtivement présumer que cela se fait au détriment de l’enseignement des sciences, ou encore que ce type de pédagogie prédestine les enfants à devenir des artistes. L’étude PISA 2006 dissipe cette erreur — “À côté de la profession d’enseignant, les métiers scientifiques représentent le groupe de professions le plus important chez les anciens élèves” — avant de conclure : “En raison de la compétence relativement élevée des élèves Waldorf en sciences de la nature, combinée à des caractéristiques motivationnelles extrêmement élevées et à une grande confiance des élèves dans leurs capacités dans ces matières, ainsi qu’aux différents principes didactiques, on peut conclure que l’école ordinaire peut apprendre de l’école Waldorf, en particulier en ce qui concerne la relation entre la science et ses applications.”
Clément Defèche, professeur de sciences à l’école Mathias Grünewald
Notes
- Le Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves est la plus grande étude internationale auprès d’élèves dans le domaine de l’éducation. Pilotée par l’OCDE, PISA mesure l’efficacité des systèmes éducatifs. L’objectif est de comparer les performances des élèves issus de différents environnements d’apprentissage pour comprendre ce qui les prépare le mieux à leur vie d’adulte. plus d’infos
- Autobiographie et derniers écrits — Max Planck, Essai (poche)
- Cette édition de l’étude PISA a comparé l’enseignement des sciences entre les écoles publiques autrichiennes et les écoles Steiner Waldorf, premier courant de pédagogie alternative de l’Autriche. Plus d’informations sur l’étude PISA ici
- Organisation de coopération et de développement économiques, à laquelle participe notamment les États-Unis, le Royaume-Unis, la France, l’Allemagne et le Canada
- Jean Piaget a remarqué dans ses travaux que “la causalité scientifique n’était pas innée”, et que c’est après 11 ans qu’elle était tout à fait disponible chez l’enfant.
- La statue intérieure, Seuil, 1987