Travailler les soft skills à l’école
L’apport de la pédagogie Waldorf
Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, en juin dernier, la psychologue clinicienne Nathalie Anton plaide pour une intégration des « soft skills » dans les programmes scolaires. Ces compétences socio-émotionnelles sont essentielles à la réussite des élèves car elles favorisent la gestion des émotions, la confiance en soi et envers les adultes, la capacité à résoudre des problèmes, l’établissement de relations saines et constructives. Elles ont donc un impact positif tant sur l’ensemble du climat scolaire que sur le bien-être global de l’individu. Acquérir ces compétences à l’école permettrait donc de développer en amont une prévention précoce des risques psychosociaux, affirme la psychologue. L’acquisition de ces compétences socio-émotionnelles est au cœur de la pédagogie Waldorf, qui vise l’épanouissement de l’enfant dans sa globalité, tant intellectuelle, corporelle, émotionnelle et sociale. Ces « soft skills » sont donc travaillées et acquises de différentes manières tout au long du cursus.
Des compétences essentielles au bien-être et à la réussite des élèves
L’auteure de la tribune nous rappelle que nos habiletés cognitives – comme l’attention, la mémorisation, le raisonnement et la capacité à prendre une décision, habiletés indispensables à la réussite des élèves, se trouvent fortement influencées par nos émotions et par nos relations. Savoir gérer ses émotions et pouvoir établir des relations saines avec ses pairs et les adultes sont des aptitudes indispensables pour avoir une scolarité épanouie. C’est d’ailleurs ce que conclut en 2017 l’Aspen (un think tank américain) : « les cours sont plus efficaces et les élèves apprennent davantage quand les enfants et les adolescents acquièrent les capacités de gérer leurs émotions, de se concentrer, d’établir des relations constructives avec leurs pairs et les adultes, de persister malgré les difficultés rencontrées, de résoudre les problèmes ». Ces capacités sont également un « levier majeur » pour prévenir les comportements à risque « tels que la prise de substances psychoactives, les comportements violents ou les rapports sexuels à risque (non protégés) » selon Santé Publique France.
Au-delà d’améliorer les capacités individuelles d’apprentissage et le bien-être de chaque élève, la maîtrise des soft skills permet également d’avoir un impact positif sur l’ensemble du climat scolaire, notamment en apaisant les relations entre pairs et en diminuant les situations de stress.
En outre, l’évolution du monde du travail, avec la robotisation, l’automatisation et l’intelligence artificielle, nous oblige à miser sur le capital humain, et donc les “soft skills”. « A l’inverse des compétences techniques, il n’est pas possible de déléguer aux robots les compétences comportementales ». nous dit Jérôme Hoarau, co-auteur avec Fabrice Mauléon et Julien Bouret du Réflexe Soft skills (Dunod 2014). Le World Economic Forum a donc établi une liste des soft skills à posséder en 2020. On les retrouve aussi dans un article récent paru dans la revue Forbes, listant “Les 15 soft skills à maîtriser en entreprise”.
Intégrer ces compétences socio-émotionnelles dans le cursus scolaire apparaît donc comme indispensable pour viser le plein épanouissement et la réussite des élèves. C’est ce à quoi s’attache la pédagogie Steiner Waldorf, qui, depuis plus de 100 ans, prend en compte l’enfant dans toutes ses dimensions, au lieu de se concentrer principalement sur ses facultés intellectuelles, et travaille avec lui ces soft skills de diverses manières.
Les soft skills incontournables et la pédagogie Steiner Waldorf
L’organisation nord-américaine Casel [pour « Collaborative for Academic, Social and Emotional Learning » (« collaboration pour l’apprentissage scolaire, social et émotionnel »)], étudie depuis bientôt 30 ans l’impact des soft skills au sein des établissements scolaires et les regroupe en cinq grands domaines.
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La connaissance de soi
Il s’agit de l’habileté à comprendre ses propres émotions, pensées, valeurs et la façon dont elles influencent notre comportement. Cela inclut la capacité à reconnaître ses propres forces et faiblesses, tout en ayant une confiance en soi bien établie.
Cette connaissance de soi est l’une des ambitions de la pédagogie Waldorf, qui accompagne les jeunes pour qu’ils deviennent des adultes libres, se déterminant par eux-mêmes et avec la confiance nécessaire pour s’engager dans le monde avec leurs forces et compétences. Tout au long du cursus scolaire, qui est un long cheminement pour arriver à cet objectif, cette connaissance de soi est cultivée par différents moyens.
La pédagogie Waldorf est une pédagogie holistique, où sont nourries tout autant les aptitudes intellectuelles, corporelles et émotionnelles, au travers d’activités variées (artistiques et artisanales à côté des matières classiques) qui font appel à la « tête, aux mains et au cœur ». Chaque enfant a ainsi la possibilité de s’épanouir dans une activité ou une autre, de découvrir la richesse de ses habiletés, de connaitre ce qui lui plaît, là où il excelle et ce qui lui demande le plus de travail. Avoir l’occasion de se sentir à l’aise dans une matière, quelle qu’elle soit, permet également à la confiance en soi de grandir.
Au cycle primaire, le cours de période se termine par un récit qui est conté par le professeur de classe. Ces récits, qui font partie du patrimoine spirituel de l’humanité, à savoir les contes, les légendes et les grands mythes fondateurs, abordent différents sentiments (l’amour, la haine, la jalousie…), des valeurs (l’entraide, le courage…), les comportements (comment réagir face aux épreuves de la vie ?) et permettent de mettre des images sur ce que les enfants vivent et les questionnements associés. Chaque histoire entendue est ensuite récapitulée : lors d’un dialogue entre les élèves et le professeur, on met des mots sur tous ces comportements, émotions et valeurs que véhiculent les récits. Par le biais de l’image, l’enfant apprend ainsi à les reconnaître, à l’extérieur ou en lui.
La diversité de ces activités se pratique au sein d’une classe stable, où le même groupe est accompagné par le même professeur pendant 5 à 8 ans (selon les établissements). Cette stabilité permet de développer une confiance envers les autres élèves et les professeurs qui accompagnent la classe, et facilite ainsi l’expression de ses propres émotions et pensées.
Finalement, le lycée est l’achèvement de ce cursus qui amène le jeune à se connaître lui-même. Le Chef d’œuvre est le point d’orgue de ce cheminement. Le jeune de 18 ans va choisir un projet qu’il mènera d’un bout à l’autre, seul, et qu’il présentera ensuite devant un public. Pour mener à bien ce projet, il devra s’appuyer sur ses forces, travailler sur ses faiblesses et faire preuve de confiance en lui.
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La maîtrise de soi
Il s’agit de la capacité à gérer ses propres émotions, pensées et comportements dans différentes situations pour achever ses buts et aspirations. Cela inclut la capacité à gérer son stress, à contrôler ses réactions, à pouvoir se discipliner et se motiver pour atteindre des objectifs personnels mais aussi des objectifs collectifs, en disposant de capacités organisationnelles et en sachant rechercher des solutions par soi-même.
Cet apprentissage de la maîtrise de soi débute dès le Jardin d’enfants, qui met l’accent sur le jeu libre. Lors de ces jeux, où les enfants interagissent librement entre eux, les premiers pas pour apprendre à gérer son comportement se font, pour que le jeu puisse se dérouler dans les meilleures conditions. Le jeu libre est aussi un levier puissant pour développer des capacités d’initiative, de créativité, d’organisation.
A partir du cycle primaire, cette habileté continue à être travaillée. La pédagogie Waldorf est une pédagogie de l’expérience, où les enseignements, vivants et transmis de manière artistique, favorisent l’expérimentation et le lien au réel et ce, sur la base d’une observation fine de la réalité. Les élèves sont ainsi amenés, après ce temps d’expérience ou d’observation, à trouver la solution par eux-mêmes, collectivement ou individuellement. Cette capacité, cultivée de plus en plus au fil des âges, encourage l’autonomie des jeunes dans la résolution de problèmes.
Dès la première classe (CP) et jusqu’à la fin du lycée, les élèves participent chaque année à des fêtes de trimestre. Devant l’école et les parents réunis, ils montent sur scène pour présenter une partie du travail réalisé en classe. En 8ème classe et 11ème classe, les élèves préparent une pièce de théâtre. Les stages au lycée donnent lieu à une soutenance individuelle et publique. Finalement, le chef d’œuvre, qui nécessite de se discipliner et de s’organiser pour être mené à bien, est présenté publiquement. Les élèves apprennent ainsi progressivement à gérer leur stress et leurs émotions pour oser montrer leur travail, d’abord collectivement puis peu à peu individuellement.
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La conscience sociale
Il s’agit de la capacité à comprendre la perspective des autres, à faire preuve d’empathie. Cela inclut la capacité à ressentir de la compassion pour les autres, à apprécier la diversité, à respecter les autres.
La pédagogie Waldorf considère que l’école est bien plus qu’un simple lieu centré sur les savoirs et l’apprentissage : elle est le lieu par excellence de préparation à la vie en société, formant ainsi de jeunes adultes engagés. Ainsi, le développement de la conscience sociale est au cœur de son projet pédagogique. Être attentif aux autres, faire preuve d’empathie et de bienveillance, voilà des qualités qui sont cultivées dans les établissements Steiner Waldorf.
Cela commence dès le Jardin d’enfants où ont lieu les premières expériences sociales. Les enfants sont amenés à faire l’expérience de l’autre dans les différents temps de la vie du jardin d’enfants. Ils ont par ailleurs la possibilité de rencontrer des enfants de différents âges grâce aux groupes d’enfants d’âges mélangés : cette diversité enrichit leurs expériences sociales. Le Jardin d’enfants accueille des familles de différentes nationalités, et cela donne aussi une dimension multiculturelle et linguistique au lieu. Cela constitue une ouverture au monde, un apprentissage des différences et de la tolérance.
Rester dans la même classe pendant 5 à 8 ans permet également de fortement développer cette conscience sociale. En effet, l’enfant va être amené à côtoyer pendant longtemps des personnes avec qui il n’aura pas forcément d’affinités, mais qu’il devra néanmoins respecter et avec lesquelles il devra apprendre à travailler. Les classes accueillent également des élèves aux profils différents, que ce soit de langue ou culture différentes, avec un handicap, des capacités d’apprentissage différentes… Cette diversité est un enrichissement pour tous, elle apprend aux élèves la patience et la compréhension dans leurs interactions avec les autres.
L’ouverture à la diversité se fait également au travers de l’apprentissage de deux langues étrangères dès le CP, apprentissage qui peut se concrétiser par un séjour longue durée dans une école Waldorf à l’étranger. L’objectif de cet enseignement est avant tout d’acquérir une autre perspective sur le monde, une perspective plus large et ainsi d’offrir aux enfants et aux jeunes la possibilité d’embrasser la diversité sociale et culturelle.
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La faculté d’établir des relations saines
Il s’agit de l’habileté à établir et maintenir des relations saines et à pouvoir naviguer avec aisance avec des individus et groupes divers. Cela inclut la capacité à communiquer clairement, à savoir écouter attentivement, à coopérer et travailler en groupe, à savoir résoudre des conflits de manière constructive, à demander ou proposer de l’aide lorsque cela est nécessaire.
Là encore, le fait de rester dans le même groupe classe pour une longue durée, avec un même professeur favorise l’acquisition de cette faculté. Le travail sur les relations sociales au sein de la classe est d’ailleurs une partie importante des fonctions du pédagogue Waldrof. A côté des amitiés qui se nouent au sein de la classe, les élèves dans les établissements Waldorf côtoient également des élèves d’autres classes, plus jeunes ou plus âgés, lors de projets partagés ou de fêtes d’école. Les classes accueillent fréquemment des élèves étrangers. Des relations s’établissent donc avec des personnes venant de divers horizons.
La coopération est une valeur forte de la pédagogie Steiner Waldorf ; elle est encouragée lors de nombreux projets et travaux en groupe. Dans les classes primaires, des exposés sont demandés très régulièrement aux élèves par exemple. On peut citer également le stage bûcheronnage de 9ème classe : lors de cette semaine d’immersion en pleine nature, les jeunes sont confrontés à des tâches qui ne peuvent se réaliser qu’en s’entraidant et en communiquant clairement.
Quant à l’écoute attentive, quel meilleur moyen de la travailler qu’à travers les cours d’orchestre et la chorale ? C’est seulement en étant attentif (tout en restant silencieux) à ce que font les autres que le résultat du travail collectif peut être réussi.
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La capacité à prendre des décisions responsables
Il s’agit de la capacité à faire des choix constructifs et responsables dans diverses situations, en considérant des standards éthiques, en se souciant de la sécurité, en sachant évaluer les bénéfices et les conséquences de ses actions pour son bien-être personnel et collectif.
Cette capacité est principalement travaillée au lycée, notamment avec les rapports de stage et le chef d’œuvre, où le jeune doit analyser et évaluer ce qu’il a observé et ce qu’il a fait.
Dans notre monde d’aujourd’hui, une décision responsable et éthique ne peut être prise sans considérer les enjeux environnementaux. Cette conscience environnementale est développée dès le Jardin d’enfants dans la pédagogie Steiner Waldorf, qui place le lien à la nature et à l’environnement au cœur de son enseignement.
On remarque donc que le travail sur ces diverses compétences socio-émotionnelles est véritablement au cœur de la pédagogie Steiner Waldorf ; rien d’étonnant pour une pédagogie qui accompagne les jeunes pour qu’ils deviennent créatifs, équilibrés, autonomes, ouverts sur le monde, dotés d’esprit critique, coopérants et engagés dans le monde. Du Jardin d’enfants au lycée, les enfants sont amenés de manière progressive, et en tenant compte de leur âge, à développer ces qualités.