Les jeunes et le numérique à l’école
Contribution de la pédagogie Steiner-Waldorf à la Commission gouvernementale
Le 30 mars dernier, le Président de la République a reçu les conclusions de la commission d’experts qu’il avait installée en janvier dans le but d’évaluer l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans. La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France a été sollicitée par cette commission, afin qu’elle partage son point de vue sur la place du numérique à l’école.
La pédagogie Steiner-Waldorf et les médias
La pédagogie Steiner-Waldorf, la plus grande pédagogie alternative mondiale, travaille sur ce sujet depuis la fin des années 90, en collaboration avec des chercheurs et des universités de plusieurs pays, et ses établissements autour du monde militent depuis longtemps pour une éducation numérique adaptée à l’âge et aux besoins liés au développement des enfants.
Au niveau européen, cette position est défendue par le Conseil européen pour l’éducation Steiner-Waldorf (ECSWE). Cette organisation représente 802 écoles Waldorf dans 29 pays européens. Elle a notamment participé à la rédaction des rapports sur la place du numérique à l’école pour la Commission européenne, le Parlement européen, et les Nations Unies . En avril 2022, elle a initié le projet HERMMES (Holistic Education, Resilience and Media Maturity in Educational Settings) avec 15 partenaires dans le cadre du programme ERASMUS +.
La contribution de la pédagogie Steiner-Waldorf à la commission gouvernementale
La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf en France a pu partager en avant-première le travail en cours des chercheurs impliqués dans ce projet, dont l’objectif est de proposer en 2025 un curriculum complet d’éducation aux médias et aux technologies numériques, en s’appuyant notamment sur une mutualisation des bonnes pratiques expérimentées au sein du réseau mondial des écoles Waldorf et sur travail de recherche universitaire sur ce sujet.
Si la Fédération a été sollicitée dans ce cadre, c’est que la pédagogie Steiner-Waldorf est connue dans le monde entier pour sa posture marquée vis-à-vis de l’usage des technologies numériques à l’école, jusqu’à en faire les gros titres du New York Times en 2015, en étant assimilée à une école sans écrans. Bien que cette qualification soit exagérée et caricaturale, il n’en demeure pas moins que les multiples écoles Waldorf du monde entier n’introduisent l’usage des écrans et des technologies numériques à l’école qu’à partir d’un âge considéré comme tardif dans la plupart des autres pédagogies. Or cela ne signifie pas que l’éducation aux médias et aux technologies numériques ne se prépare pas dès le plus jeune âge dans ces écoles.
Si cette posture vis-à-vis de l’éducation au numérique semble constituer une caractéristique forte de la pédagogie Steiner-Waldorf, il est intéressant de noter qu’elle ne pouvait bien évidemment pas se formuler ainsi lors de la création de cette pédagogie, au début du XXe siècle. Elle s’est imposée progressivement et de façon non concertée dans les écoles, comme une conséquence évidente des objectifs de la pédagogie Steiner-Waldorf et des moyens qu’elle met en œuvre pour les atteindre.
Le double enjeu de l’éducation aux médias
Les technologies numériques sont devenues en quelques années incontournables dans nos sociétés. Leur compréhension et leur usage constituent bien évidemment un objectif majeur de toute pédagogie moderne. Elles peuvent également s’avérer bénéfiques pour soutenir la tâche du pédagogue et les processus d’apprentissage dans certains contextes bien définis.
D’un autre côté, les impacts négatifs d’une surexposition aux médias numériques, en particulier durant la première partie de l’enfance, ne sont aujourd’hui plus à démontrer. Un environnement numérique trop précoce ou excessif peut devenir un frein au développement de l’enfant et un obstacle aux processus d’apprentissage.
L’enjeu d’une éducation aux médias est ainsi double : il s’agit à la fois de préparer et accompagner l’émergence des compétences indispensables à la vie du citoyen 2.0, tout en protégeant l’enfance des excès de celle-ci.
Les objectifs de la pédagogie Steiner-Waldorf
Un tel enjeu s’articule tout à fait avec les objectifs de la pédagogie Steiner-Waldorf : permettre à l’enfant de réaliser son potentiel d’individu libre, potentiel qui réside en chaque être humain. En d’autres termes, aider l’enfant à acquérir la capacité de façonner ses propres idéaux en s’appuyant sur son expérience et sa compréhension du monde, pour ensuite s’engager selon ces idéaux dans la transformation et la construction de son avenir. Conformément à cet objectif, cette pédagogie vise continuellement la construction des savoirs et des savoir-faire par l’enfant lui-même, et tente de minimiser un rapport de consommation et d’assimilation passive de la connaissance.
Elle décline cet objectif à tous les âges de l’enfance, en veillant notamment à construire un environnement autour de l’enfant au sein duquel celui-ci peut toujours se sentir acteur. Les modalités des relations au monde et des actions de l’enfant évoluant bien évidemment avec l’âge et la maturité, cet environnement doit évoluer à son tour, afin d’apporter plus spécifiquement ce que requiert telle ou telle phase de l’enfance, et permettre à l’enfant d’élargir sa connaissance et son savoir-faire à la mesure des facultés qu’il développe.
Pour conduire cette évolution, la pédagogie Steiner-Waldorf propose un regard anthropologique sur l’enfance articulé en trois grandes phases (appelées septaines dans le jargon pédagogique) :
- De la naissance à 7 ans – De la petite enfance à l’enfance : le petit enfant s’approprie sa corporéité par le mouvement, et découvre le monde qui l’entoure par la richesse de ses perceptions sensorielles. C’est également une étape de socialisation importante. La motricité, la richesse des perceptions sensorielles et les interactions humaines constituent en conséquence les trois piliers de la pédagogie pratiquée dans les jardins d’enfants. Le jeu libre est une activité phare des jardins d’enfants, qui, judicieusement menée par le pédagogue, permet la réunion et l’optimisation de ces trois aspects.
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De 7 à 14 ans – De l’enfance à l’adolescence : cette tranche d’âge constitue la passerelle entre l’existence extériorisée du petit enfant et ses facultés motrices, et le riche espace d’intériorisation et de conceptualisation dont dispose l’adolescent pour la construction de sa personnalité. La constitution et l’appropriation de cet espace sont progressives, stimulées par le développement des facultés sociales, de l’empathie et de la sensibilité. Ainsi, de manière schématique, tous les enseignements pratiqués durant cette phase s’appuient d’abord sur la capacité de l’enfant à se lier au monde par la connaissance imagée, pour stimuler et enrichir en retour sa vie du sentiment. Les activités artistiques jouent ici un rôle particulièrement important.
- De 14 à 21 ans – De l’adolescence à l’âge adulte : la crise d’adolescence, souvent accompagnée d’une remise en question radicale de l’autorité des “sachants”, illustre bien l’émergence du besoin fondamental du jeune de n’accepter et tenir pour vrai que les seuls savoirs qu’il aura pu élaborer intérieurement (grâce à la maturation des facultés cognitives), éprouver et expérimenter par lui-même. C’est une étape importante du développement de la pensée critique (centrale dans la question de l’éducation aux médias), que l’on peut accompagner convenablement si l’environnement pédagogique invite continuellement le jeune à agir en producteur de connaissances et non pas en consommateur. La pédagogie de projet est abondamment utilisée dans les écoles Waldorf pour accompagner cette phase de l’enfance : théâtre, arpentage, projet de réalisation individuelle, échange linguistique de longue durée, etc.
Une telle articulation est bien évidemment schématique, et le développement de l’enfant ne saurait s’y réduire de manière systématique. Elle permet néanmoins de mieux saisir les pratiques pédagogiques déployées à l’école Waldorf, et plus spécifiquement la progression du programme d’éducation aux médias.
Protéger le développement de l’enfant
Le pédagogue et l’environnement pédagogique ne sont donc pas là pour introduire artificiellement savoirs et compétences. Il s’agit, au contraire, d’une pédagogie de la maïeutique, visant à permettre l’émergence de facultés qui sommeillent naturellement chez l’enfant.
Suivant la nature de la faculté en question, certains dispositifs, qui voudraient en faciliter et en accompagner l’émergence, peuvent précisément nuire à ce processus. Par exemple, équiper un enfant qui apprend à marcher d’un exosquelette pour faciliter ses déplacements contreviendrait précisément à la conquête de la motricité. Il s’agit certes là d’un exemple caricatural, mais au cours de la petite enfance, durant laquelle se développent les facultés sensori-motrices et sociales, les technologies numériques peuvent constituer précisément un appauvrissement considérable de l’environnement éducatif, une entrave au mouvement, à la richesse des stimulations sensorielles et à la rencontre d’être à être.
Démarrer l’exploration des couleurs en peinture avec un nuancier de 100 couleurs, voire une tablette numérique disposant d’une infinité de couleurs, plutôt qu’avec les 3 couleurs primaires, peut noyer l’enfant dans un panel trop large de possibles, et le priver de l’exploration patiente des mélanges colorés et de la constitution du cercle chromatique. Un tel chemin d’exploration et de tâtonnement (parfois difficile) appartient précisément aux expériences qui conduisent à l’émergence des facultés créatives, essentielles durant la seconde phase de l’enfance.
La surabondance d’images toutes faites rendue possible par les médias numériques peut même constituer un obstacle important à la constitution et l’appropriation progressive de l’espace intérieur de l’enfant : pourquoi fournir par soi-même l’effort de produire intérieurement des images et développer les facultés créatives lorsque les écrans qui nous entourent peuvent nous abreuver à tout moment ?
Idéalement, il ne faudrait dans l’environnement pédagogique de l’enfant que des objets dont il peut tout à fait saisir l’origine, et dont l’usage ne s’apparenterait pas à quelque chose de magique ou de gratuit. Par exemple, dans certaines écoles Waldorf, l’introduction de l’usage de la calculatrice en cours de mathématiques intervient la même année que celle où, dans le cursus d’électronique et d’informatique, les élèves réalisent un additionneur binaire à l’aide de transistors et de portes logiques.
En conclusion, les révolutions technologiques successives que l’humanité a connues ont à chaque fois offert de formidables capacités de transformation du monde et considérablement augmenté notre confort de vie. Attention néanmoins à ne pas occulter les enjeux de l’enfance, car personne n’a appris à faire une addition grâce à une calculatrice ! C’est au contraire la maîtrise des arts mathématiques qui ont ensuite permis l’apparition de la calculatrice.
Ainsi protéger l’enfance, c’est respecter le temps de l’enfance.
Se protéger des technologies numériques ne consiste pas simplement à prévenir les situations de danger concrètes et directes liées au monde numérique (hygiène, addictions, désinformation, etc.), mais peut-être plus encore à veiller à ce que les facilités qu’elles nous offrent n’épargnent pas simplement aux enfants les conquêtes successives qu’ils doivent opérer pour devenir des adultes.
Il ne saurait bien sûr être question ici d’extraire de façon caricaturale tous les artefacts technologiques de l’école, mais bien de questionner à chaque fois et suivant cette problématique l’introduction de la technologie (et en particulier des technologies numériques) dans l’environnement pédagogique, suivant l’âge des enfants et les enjeux éducatifs.
Préparer le citoyen 2.0
La patience dans l’introduction et l’usage des technologies numériques à l’école ne saurait pénaliser les compétences liées à l’utilisation de celles-ci, peut-être est-ce même là le contraire : quiconque a appris à développer sa créativité avec un pinceau et de la peinture peut pleinement percevoir et s’approprier les incroyables potentialités des outils de design moderne.
Le curriculum HERMMES prépare l’éducation aux technologies numériques en amont de l’usage de celles-ci. D’abord, il permet le développement des facultés de résilience et de pensée critique requises pour la vie numérique de demain. Les possibilités d’agir offertes par la technologie sont décuplées et impliquent nécessairement un sens des responsabilités et de l’éthique à la hauteur. Ensuite, il permet l’émergence des facultés qui rendront possible une compréhension éclairée des technologies numériques, et un usage créatif des possibilités offertes par ces outils : lorsque la maturité des enfants est là, l’appropriation des technologies numériques par leur usage direct se fait au service des projets pédagogiques entrepris par les jeunes.
Dans les écoles Waldorf en France, c’est généralement à la fin du premier cycle et dans les grandes classes (équivalent au collège et au lycée de l’Education nationale) que les ateliers d’informatique et d’électronique apparaissent. L’acquisition des compétences propres à ces outils est alors rapidement mise à profit dans les multiples projets qui accompagnent la vie des grandes classes : réalisation de la communication autour d’un évènement, rédaction des rapports de stages, production de films, réalisation d’affiches avec outils graphiques, mapping video, etc.
En veillant à respecter les étapes du développement de l’enfant, en cultivant sa créativité, son esprit critique, et en développant sa compréhension des technologies numériques, dès qu’il est en mesure de les saisir, on permet à l’enfant de maîtriser les outils numériques, et non d’en devenir un esclave.