De l’art de la désinformation…

ou comment on a fait dire le contraire à une étude qui démontrait que les écoles Waldorf sont les moins violentes d’Allemagne

Un criminologue allemand de renom dément les accusations de violence dans les écoles Waldorf, relayées dans la presse en Allemagne, et dont certains détracteurs français se sont fait l’écho. Ces accusations sont basées sur une interprétation orientée et erronée d’une étude universitaire qu’il a lui-même conduite en 2005. Après une correction par la presse, elles ont été reprises récemment par des bloggeurs dans leur version déformée, puis à nouveau relayées par des journalistes sans vérification des sources des bloggeurs. Cet expert tente ensuite de donner une explication à la baisse de qualité qu’il ressent dans la presse nationale.


Un expert reconnu

De 1985 à 2015, le professeur Christian Pfeiffer a dirigé l’Institut de recherche criminologique de Basse-Saxe et a également occupé un poste de professeur de criminologie, de droit pénal des mineurs et de prison à l’Université de Hanovre. De 2000 à 2003, il a été ministre de la Justice de Basse-Saxe. Il est un expert recherché, en particulier sur la violence chez les jeunes et les conséquences de la consommation excessive de médias chez les jeunes.

Compte-rendu du résultat de deux études d’envergure

Dans un article paru dans la revue Info3, disponible en ligne depuis juin 2023, le professeur Christian Pfeiffer rend compte des résultats réels d’une étude qu’il a menée en 2005 et dont les résultats ont été déformés et cités par de nombreux détracteurs des écoles Waldorf avant d’être repris sans vérification dans des médias nationaux.

Il s’agit d’une enquête qu’il a conduite en 2005 pour le compte de l’Institut de recherche criminologique de Basse-Saxe (Kriminologischen Forschungsinstituts Niedersachsen ou KFN) qui couvrait un échantillon total de 14 101 élèves de neuvième année, résidant principalement dans les grandes villes, au sujet de leurs expériences de violence à l’école. Cet échantillon incluait 306 jeunes fréquentant dix écoles Waldorf différentes.

Par la suite, en 2007/2008, il a mené une autre enquête représentative auprès de 45 000 jeunes dont 314 élèves issus de dix autres écoles Waldorf. Dans le questionnaire de cette nouvelle étude, le cadre éducatif des jeunes a été enregistré d’une manière un peu plus différenciée qu’en 2005. Il a également défini le concept de violence de manière encore plus étroite.

Cette seconde étude venait corroborer les résultats de l’étude de 2005 et confirmait un niveau de violence moindre dans les écoles Waldorf par rapport aux autres types d’écoles. En 2005, les violences étudiées étaient le vol, l’agression, l’extorsion et les menaces armées. En 2007-2008, les auteurs de l’enquête avaient étudié les types de violence relevées par les statistiques policières sur la criminalité (vol qualifié, lésions corporelles dangereuses, violence sexuelle). Pour la grande majorité des faits étudiés, les écoles Waldorf présentaient un moindre taux de violence que les autres écoles. Il convient par ailleurs de noter que, tous types d’écoles confondus, elles avaient obtenu la meilleure note de la part de leurs élèves à deux égards – d’une part pour leur propension particulièrement élevée à intervenir face aux altercations violentes entre élèves, d’autre part pour le fait que leurs professeurs étaient les moins susceptibles d’humilier leurs élèves en public.

L’étude KFN de 2005 déformée par un journaliste de la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung

L’étude de 2005 est restée cantonnée au milieu académique jusqu’à ce que le journaliste Alexander Kissler y consacre un article dans le Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung (FAS) le 8 juillet 2007. Christian Pfeiffer souligne d’emblée que le sous-titre de l’article : « Une étude enregistre la violence dans les écoles Waldorf » relève d’une forme de malhonnêteté intellectuelle, puisqu’il suggère l’inverse des conclusions de l’étude :

en fait, il aurait dû écrire : « Une étude détermine le taux de violence le plus bas de tous les types d’écoles dans les écoles Waldorf ».

Pfeiffer relève ensuite une autre forme de manipulation des résultats de son étude :

Kissler a trouvé un moyen de donner aux écoles Waldorf une mauvaise image de la violence. Les infractions mineures telles que les dommages matériels ou les échauffourées, qui sont généralement rejetées par le système de justice pour mineurs en conjonction avec des admonestations et de petites sanctions, ont simplement été définies par Kissler comme des formes spéciales de violence qui sont particulièrement courantes dans les écoles Waldorf. « Mais nulle part les élèves ne sont battus ou frappés à coups de pied ou leurs biens détruits plus souvent que dans les écoles Waldorf », explique Kissler. Au début, il m’a cité correctement : « Selon Pfeiffer, ces formes relativement fréquentes de délinquance juvénile légère chez les élèves Waldorf sont également dues à un stress familial plus élevé. Mais ensuite, il m’a fait dire que ces enfants « ne savent pas comment gérer les conflits non résolus autrement que d’une manière violente, que les enseignants ne savent pas comment gérer ». Ce faisant, cependant, il a complètement déformé une conversation qu’il avait eue avec moi à l’époque, a ignoré les résultats de l’étude et a également gonflé le concept de violence d’une manière inflationniste.

Déformations supplémentaires de l’étude de 2005

Le 21 mai 2010, le Süddeutsche Zeitung s’est contenté de reprendre les thèses et les arguments de Kissler sous le titre « Plus de violence dans les écoles Waldorf » – et ce sans du tout vérifier ce que l’étude KFN de 2005 sur la violence dans les écoles Waldorf avait réellement rapporté. Suite à une protestation de Christian Pfeiffer, le Süddeutsche Zeitung a publié sa correction le 27 mai 2010.

Cette étude est alors tombée dans l’oubli pendant près de dix ans, jusqu’à ce qu’elle soit reprise dans sa version erronée par un bloggeur très critique vis-à-vis des écoles Waldorf, Olivier Rautenberg. Celui-ci est souvent cité par les détracteurs français de la pédagogie, il a récemment été condamné à rectifier ses affirmations fallacieuses sur un lien supposé entre les écoles Waldorf et le national socialisme, ce qui n’a pas été relayé par ses soutiens en France, qui s’étaient pourtant fait l’écho de sa désinformation. Voir à ce sujet notre article sur l’affirmation de la Miviludes : “Aucun élément permettant de caractériser une dérive sectaire au sein des écoles Waldorf.”

D’autres détracteurs, tels que Jan Böhmermann, dans une émission du 18 novembre 2022 ont ajouté des commentaires que le professeur Pfeiffer qualifie de « créatifs » puisqu’ils ne sont basés sur aucune étude. La presse nationale a alors repris ces rumeurs de violence, que la référence à l’étude très sérieuse du professeur Pfeiffer rendait crédibles, sans vérifier les sources des bloggeurs. Il est même arrivé que les résultats soient transformés, citant une violence de la part de professeurs, qui n’avait pourtant jamais été constatée ou même mentionnée dans l’étude de 2005. « Il s’agit là aussi d’un cas clair de fausses nouvelles” nous dit le professeur Pfeiffer.

Causes possibles de la désinformation au sein de médias pourtant réputés

Après avoir rétabli la vérité au sujet des résultats de son étude, et reconstruit un historique des fausses nouvelles parties de cette étude, le professeur Pfeiffer tente de comprendre pourquoi tant d’acteurs ont relayé ces fausses nouvelles, et pourquoi il y a un manque si criant de recherches approfondies et de citations de sources :

J’ai discuté des causes possibles de ce phénomène avec un certain nombre d’experts en médias. Ils ont tous fait état d’une évolution qui les préoccupe. Pour réduire les coûts, les équipes centrales des rédactions sont progressivement réduites. Le travail est de plus en plus souvent confié à des free-lances externes. Au lieu d’effectuer des recherches en interne, on recourt également aux contenus de blogueurs sans les vérifier. Les employeurs économisent ainsi (et pas seulement) la cotisation à la sécurité sociale. S’ils ont en face d’eux non plus des équipes rédactionnelles fortes, mais des individus isolés (se battant seuls), les résistances à la réduction des coûts pour recherches coûteuses s’affaiblissent.  Les professionnel.le.s engagé.e.s sont-ils donc de plus en plus évincés par des offres bon marché ? La qualité du travail journalistique diminue-t-elle ainsi ? Cet effet est-il renforcé par le fait que le travail en équipe est de plus en plus remplacé par le travail à domicile et le travail en ligne ? L’isolement affaiblit-il la persévérance déontologique sur les contenus ?  Les réponses à ces questions peuvent donner des indications importantes sur les raisons qui ont conduit aux fake news évoquées sur la violence dans les écoles Waldorf.

Ces questions se posent également pour notre pays. Nous avons diffusé en mars dernier un appel à un journalisme éthique, qui fasse preuve d’équité et cherche à trouver la vérité en venant rencontrer les représentants de la pédagogie Steiner Waldorf, les pédagogues et les parents ayant choisi de scolariser leurs enfants dans les écoles, plutôt que de se faire le relais de détracteurs de la pédagogie Steiner Waldorf.

On peut citer ici par exemple un article récent de Télérama que nous avons dénoncé dans un communiqué, qui relayait les propos d’un youtubeur, auteur d’un “documentaire” construit entièrement à charge contre les écoles Waldorf et qui n’hésitait pas à utiliser – sans les signaler – des images de synthèse pour illustrer les accusations de violence démentie dans cet article. Ce bloggeur y affirmait sans que la journaliste qui l’interrogeait n’y trouve rien à redire, qu’il n’avait pas pensé nécessaire de se rendre dans les écoles pour se faire une idée de la réalité parce qu’on lui avait dit que “de toute façon, tout y était dissimulé”.

La Fédération Pédagogie Steiner-Waldorf, les écoles de son réseau, les parents et anciens élèves Waldorf sont ouverts au dialogue et espèrent rencontrer des journalistes intéressés par la recherche de la vérité…